À F. Le Play.
Les hommes autrefois avaient des foyers stables ;
On gardait la maison où sa mère mourait ;
Et, quand d’autres enfants naissaient, on se serrait
Moins à l’aise, mais plus unis, aux mêmes tables.
Les meubles très anciens étaient de vieux amis :
Les fauteuils allongés et les chaises massives
Où jadis tricotaient les aïeules pensives,
Le soir servaient d’asile aux enfants endormis,
Les mêmes arbres verts et les mêmes tonnelles
Qui les avaient vus blonds, les revoyaient tout blancs ;
Et les rideaux des lits, dans leurs longs plis tremblants,
Gardaient comme un frisson des âmes paternelles !…
C’était la floraison du temps patriarcal :
On vivait loin du trouble assourdissant des villes,
A mener des troupeaux dans les plaines tranquilles
Où les roseaux chantaient sous le vent musical.
On s’aimait saintement dans la famille humaine ;
Chaque jour se marquait par un progrès nouveau ;
N’ayant qu’une demeure on n’avait qu’un caveau,
Et n’ayant qu’un seul nom on n’avait qu’un domaine.
Maintenant on jalouse, on divise, on combat,
Comme si par nos maux nous n’étions pas tous frères,
Pauvres chênes tordus des ouragans contraires
Dans la forêt humaine où la Mort nous abat.
Nous doublons nos douleurs par la haine et l’envie,
Car avec le soleil, l’amour et les enfants,
Nous avons les bonheurs simples et réchauffants
Qui font adorer Dieu, faisant bénir la vie.
Mais nous avons greffé sur l’ouvrage divin.
Le rameau maigre et noir des haines criminelles ;
Et les penseurs sont là comme des sentinelles,
Jetant des cris de paix que l’écho roule en vain !…
Pauvres fous ! le destin, comme en un cachot sombre,
Nous pousse dans la vie et dans l’obscurité ;
Et nous soufflons sur toi, sainte Fraternité,
Toi, le soleil du cœur et le flambeau de l’ombre !…