Quatrième veillée

 
Pourquoi, me révoltant contre la destinée,
Déplorer nuit et jour, dans ma plainte obstinée,
Mes parens, mes amis au tombeau descendus,
Et la perte de ceux que je n'ai point perdus ?
Oui, de stériles pleurs pourquoi mouiller leur cendre ?
Dans un monde éternel ils sont allés m'attendre.
Ils coulent dans la paix des jours délicieux,
Et l'astre du matin luit toujours à leurs yeux.
Sans un espoir si doux à notre âme ravie,
Combien serait pesant le fardeau de la vie !
Qui pourrait ici-bas supporter ses malheurs,
Et ne pas rejeter la coupe des douleurs ?
Mais tout nous entretient du jour de la victoire.
Veux-tu d'un seul regard t'assurer de ta gloire,
Mortel infortuné ! Contemple l'univers !
Tu ne peux l'observer sans bénir les revers
Que répandit sur toi la sagesse suprême
Pour épurer ton front promis au diadême ;
Sans te croire immortel, et voir, ainsi que toi,
La nature subir l'inévitable loi.
Inconstante, mobile, elle se renouvelle,
Expire, et cependant rien ne périt en elle.

Vois l'été qui s'avance : il marche sur des fleurs,
Et de son pied de flamme en ternit les couleurs.
De son teint, par degrés, le vermillon se fane ;
Il fuit et disparaît dans l'air moins diaphane.
L'automne prend alors le sceptre des climats ;
Il s'envole à son tour : couronné de frimas,
Assis sur des glaçons, dans le char des orages,
Le sombre hiver accourt et presse ses ravages.
Son empire n'est plus : mais brillant de saphirs,
Le printemps amoureux vole sur les zéphyrs,
Et, fermant de ses mains le cercle de l'année,
Du palais où languit sa force emprisonnée,
Il rappelle l'été qui, lui-même à son tour,
De ses frères rivaux annonce le retour.
Ainsi, grâce au bienfait de la loi souveraine,
Dans un ordre éternel tout se suit et s'enchaîne.
Voit-on l'astre brillant qui mesure les jours
S'arrêter et s'éteindre au milieu de son cours ?
Partout, dans l'univers, la sagesse infinie
Nous donne des leçons et d'ordre et d'harmonie.
Depuis l'aigle superbe, habitante des airs,
Jusqu'au ciron perdu dans les sables déserts,
Tout renaît : pourquoi donc le plus noble des êtres
Qui comptent la nature et Dieu pour leurs ancêtres,
Sur un sol infécond, par ses soins embelli,
Seul dans tout l'univers serait-il avili ?
Ce globe est un domaine où sa toute-puissance
S'environne de pompe et de magnificence,
À travers mille efforts par l'obstacle excités,
À la cime des monts il suspend des cités.

Animé par ses doigts, ici l'airain soupire ;
Là palpite le marbre, et le bronze respire :
Plus loin la terre s'ouvre et cède ses trésors ;
L'océan contenu bat, en grondant, ses bords :
Les cieux sont dévoilés ; heureux dans son audace,
L'homme soumet aux arts la nature et l'espace ;
En naissant il trouva son séjour ébauché :
À sa perfection, à toute heure attaché,
Il travailla long-temps ; et Dieu, qui le seconde,
Acheva, par ses mains, l'édifice du monde.
Et ce fier conquérant, une fois terrassé,
Verrait tout son éclat dans la poudre effacé !....
Quoi ! Lorsque le héros, le poëte, le sage,
Ont franchi de la mort le terrible passage,
Que la tombe, sur eux, se fermant à grand bruit,
Enveloppe leurs fronts d'une profonde nuit,
Il ne resterait d'eux qu'une vile poussière !
Ah ! Si tel est le sort des fils de la lumière ;
Trahi dans son espoir, si l'homme infortuné
Du dieu qui le forma doit être abandonné,
Bravons ce dieu jaloux, ce tyran solitaire ;
Qu'il reprenne des jours, présent de sa colère !
Insensé que j'étais ! Devant lui confondu,
Au pied de ses autels que d'encens j'ai perdu !
Ô dieu, que trop long-temps mon cœur voulut connaître,
Impitoyable dieu, pourquoi m'as-tu fait naître ?

Pourquoi, si ton courroux a besoin de mes pleurs,
Par l'aspect de ta gloire irriter mes douleurs ?
Fallait-il m'entourer de tes pompeux ouvrages,
Suspendre sur ma tête, au-dessus des nuages,
Ce firmament d'azur, ces mondes enflammés,
Ces globes d'or roulant, pour toi seul allumés ?
Fallait-il tout soumettre à mes lois souveraines,
De la terre, à mes mains, abandonner les rênes,
Et, pour me replonger dans une nuit d'effroi,
Me ravir au néant qui me sauvait de toi !...
Malheureux ! Qu'ai-je dit ? Abjurons ce blasphème !
C'est trop calomnier la clémence suprême ;
Non, par un vain orgueil mon esprit tourmenté
Ne rêva point la gloire et l'immortalité.
Pour un monde éternel j'ai reçu la naissance ;
Tout, jusques au sommeil, m'en donne l'assurance.
De tranquilles pavots quand mes yeux sont couverts,
Mon âme veille encore et parcourt l'univers.
Tantôt, développant ses ailes fantastiques,
Sur la cime des monts ou des temples antiques
Elle plane : tantôt du lointain horizon
Elle descend, et vient effleurer le gazon.
Souvent elle traverse une forêt sauvage ;
Rêveuse, elle s'enfonce au sein du noir ombrage ;
Ou, d'un vol inconstant, dans les plaines des cieux,
Légère, elle se trace un chemin radieux.

Elle vient se mêler à la troupe folâtre
Des sylphes vagabonds, aux épaules d'albâtre,
À la robe d'azur, aux cheveux d'or épars ;
Mais qu'un mensonge heureux enchante ses regards,
Ou que d'un faux péril elle soit alarmée,
Tout lui parle en secret du dieu qui l'a formée ;
Tout lui dit que sa main l'enchaîna dans nos corps
Pour en faire mouvoir les flexibles ressorts ;
Mais qu'elle doit un jour, à la gloire rendue,
Remonter vers celui dont elle est descendue.
Et l'homme cependant à toute heure, en tout lieu,
Couvert de la présence et du pouvoir d'un dieu,
Sur ce globe d'exil s'agite et se tourmente !
Plus son espoir s'accroît, plus sa terreur augmente.
Le monarque et le pâtre, irrités de leur sort,
Se plaignent tous les deux, et redoutent la mort.
En murmures ingrats tous deux ils se confondent,
Et du chaume au palais les soupirs se répondent.
Mortel ! Ces longs ennuis ne t'annoncent-ils pas
Quel bonheur, à tes vœux, réserve le trépas ?
Vois enfin ta noblesse ; apprends à te connaître :
Tu naquis pour mourir, mais tu meurs pour renaître.
Que le sage est heureux ! Sûr de vivre toujours,
Je l'entends s'écrier : « Pâlis, flambeau des jours !
Levez-vous, ouragants, et soufflez la tempête !
Astres, éteignez-vous ! Cieux, croulez sur ma tête !
Mon âme invulnérable, à travers vos débris,
Monte, comme la flamme, aux célestes lambris ;
Mon âme du très-haut est l'image vivante :
La foudre, à son aspect, recule d'épouvante ;
Et les traits de la mort sur les mondes lancés
S'égarent autour d'elle, et tombent émoussés.
J'habiterai bientôt ma nouvelle patrie.
Toi que je pleure encor, mon épouse chérie !
Que depuis si long-temps je brûle de revoir,
Sous les parvis du ciel, oh ! Viens me recevoir ;
Viens, brillante d'amour, d'éternelle jeunesse,
Conduire le vieillard au banquet d'allégresse ;
Et, dans ces beaux palais, de feux étincelants,
Des roses de l'éden couvrir mes cheveux blancs. »

Collection: 
1790

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