Printemps perdus

 

Hélas ! pourquoi si tard t’ai-je donc rencontrée,
Rose de mon automne, ô mignonne adorée ?
Pourquoi, pourquoi si tard ?... Je songe bien souvent
Que jadis, moi, jeune homme, et toi, petite enfant,
Nous étions des voisins, et que, sans nous connaître,
Moi, mûr trop tôt, et toi, venant presque de naître,
Nous habitions tous deux dans ce coin de Paris,
Où maintenant, ayant déjà des cheveux gris,
Vieux garçon tout surpris de ma bonne fortune,
Le long des boulevards déserts, les soirs de lune,
Je vais en te serrant le bras, silencieux,
Et m’arrête parfois pour te baiser les yeux.

C’est ainsi, cependant, ô ma chère petite !...
Le logis où, depuis plus de quinze ans, j’habite
Est près de la maison dans laquelle, jadis,
Pauvre et naïve enfant du peuple, tu grandis.
Toi qui, par la chaleur de tes lèvres si douces,
As fait sur mon vieux cœur fleurir de jeunes pousses,
― Tel, au soleil d’octobre, un arbre faubourien, ―
Près de moi tu vivais ; ― et je n’en savais rien !
Dire que j’ai souvent mené ma flânerie,
Par les soirs de printemps bons pour la rêverie,
Dans la paisible rue aux jardins odorants
Où tu m’as confié que logeaient tes parents,
Et que cette gamine aux pieds fins, droite et maigre,
Qui sautait à la corde en criant : « Du vinaigre ! »
Et qui s’interrompait avec un peu d’humeur
Pour laisser le passage au distrait promeneur,
C’était peut-être toi vers ta dixième année,
Toi que j’ai cent fois vue et jamais devinée !...
La cruelle pensée !... Et dire que plus tard,
Dans ce même quartier, sur ce long boulevard
Où, par les nuits de juin, par les nuits étoilées,
Le petit monde prend le frais sous les allées,
Nous nous sommes croisés, sans doute, plus d’un soir,
Moi, rêveur absorbé qui regardais sans voir,
Toi, fille de seize ans, mise en apprentissage,
Qui rentrais à la hâte et voulais rester sage ;
Et dire que jamais alors nos yeux n’ont lui,
Moi m’écriant : « C’est elle ! » et toi disant : « C’est lui !...

Telle est la vie ! On marche, on va, ― quelle injustice ! ―
Sans qu’un seul battement de cœur vous avertisse
Du bonheur qu’on coudoie et qu’on laisse passer.
Mais le hasard n’a pas voulu nous fiancer,
Et nous avons tous deux, dans l’exil, dans l’absence,
Perdu, moi, ma jeunesse, et toi, ton innocence.
― Lorsque enfin sur mon sein ton front s’est reposé,
Le sort t’avait meurtrie et j’étais bien blasé,
Et je t’ouvris mes bras, ô ma simple maîtresse,
Comme un port en ruine à la barque en détresse !
Ah ! certes, notre amour automnal nous est cher.
Tout ce que notre vie a d’impur et d’amer,
Nous l’oublions. La paix heureuse est dans notre âme.
Jamais tu ne sauras assez, ô chère femme
Qui parfumes mon cœur d’un dernier sentiment,
Combien je me sens bon, combien tendre et clément,
Quand je t’ai près de moi, douce, triste et jolie !
Mais il est, vois-tu bien, plein de mélancolie,
Le souvenir, qu’en vain je cherche à réprimer,
De ces printemps perdus à ne pas nous aimer.

Collection: 
1862

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