Pégase attelé

 
Oh ! qui dira jamais la douleur impuissante
De Pégase arrêté dans son essor divin
Et qui sent tressaillir son aile frémissante
Sous le harnais pesant qu’il veut briser en vain !

Son être est dévoré par un espoir immense.
Il voudrait s’élancer dans l’air étincelant ;
Mais sur le champ étroit que son maître ensemence
Il doit traîner le soc d’un pas égal et lent.

Et comme, malgré lui, sa passion l’anime,
Comme il cherche toujours à reprendre son vol,
Le paysan, craignant cette douleur sublime,
Cherche le sûr moyen de l’attacher au sol.

Il met le fier coursier entre deux bœufs tranquilles
Qui du matin au soir s’en vont indifférents,
Sans désirs insensés, sans rêves inutiles,
Ouvrant droit devant eux leurs yeux mornes et grands.

Que peuvent-ils savoir de la sauvage envie
Qui ronge ce captif vaincu par le destin !
Marcher paisiblement sur la route suivie,
Puis la nuit, au bercail, dormir jusqu’au matin ;

Voir chaque jour passer, lent, calme et monotone,
Sans que nul incident n’en traverse le cours ;
Toujours du même point voir l’astre qui rayonne
Marquer également les heures et les jours :

Voilà leur existence invariable et douce,
Qui suffit à leurs goûts, et n’a pour excitant
Que

l’aiguillon du maître et les gros mots qu’il pousse
Quand leurs pas ralentis s’attardent un instant…

Et le noble coursier, dont le vol magnifique
Effleurait en passant les astres radieux,
Doit remplir, enchaîné, ce travail prosaïque,
Et, triste, se courber sous un joug odieux.

Ah ! n’est-ce donc pas là ton image, ô génie,
Toi que ton aile d’or veut emporter au ciel,
Parmi ces régions d’où la sainte harmonie
Te jette les accents de son mystique appel !

Tu ne peux lui répondre et t’élancer vers elle,
Tu ne peux t’abîmer dans l’azur étoilé,
Tu ne peux, indomptable et sauvage rebelle,
Poursuivre ton désir et ton rêve envolé !

Ô malheureux captif en des chaînes cruelles,
Qui d’air et de clarté seras toujours épris,
Comme Pégase aussi tu sens frémir tes ailes,
Et sur le sol obscur tu restes incompris !

Sur la route uniforme et par chacun suivie,
Sombre tu dois marcher, et ta pensée, hélas !
Devant les vérités amères de la vie,
Se courbe sous un joug qui ne se brise pas.

Et la réalité, ce laboureur austère,
T’attelle, dédaignant tes plus nobles élans,
Entre l’indifférence et la rude misère,
Ces bœufs puissants et lourds qui s’en vont à pas lents.

29 mai 1882.

Collection: 
1886

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