Les Trois pas du nain

 
Mavali le puissant repose en son palais.
C’est midi, le soleil jette de chauds reflets
A travers les plis lourds des tentures bien closes.
Une grande torpeur saisit hommes et choses.
Dans la salle où le roi négligemment s’endort,
Douze esclaves, liés avec des chaînes d’or,
Agitant sur son front un éventail de plume,
Le gardent anxieux, — car le maître a coutume,

S’il sort d’un rêve aimable avant qu’il soit fini,
Si l’air est trop pesant ou s’il a mal dormi,
De livrer à la mort les douze misérables.
Des bourreaux sont tout prêts à punir ces coupables,
Car Mavali toujours dit qu’il repose mal.
A la porte, veillant sur le sommeil royal,
Soixante hommes vaillants attendent en silence.
Si quelque bruit troublait la morne somnolence
Qui couvre le palais à cette heure du jour,
Eux de même seraient condamnés sans retour.
Dans la salle à côté, cinquante bayadères
Aux riches ornements, aux tuniques légères,
Prêtes à s’élancer, essaim jeune et charmant,
Attendent que le prince ait fait un mouvement :
Peut-être que leur vue aimable et ravissante
Calmera du tyran la colère naissante ;
Peut-être que, devant leur divine beauté,
Il passera du songe à la réalité
Sans s’en apercevoir et sans penser au glaive.

Mavali dort toujours. — Soudain un bruit s’élève,
Étouffé, contenu d’abord, puis grandissant…
C’est une voix humaine au timbre glapissant.
Les esclaves tremblants écoutent et frissonnent :

Ce tumulte qui croît, ces accents qui résonnent,
C’est l’arrêt qui les jettent à mort !… Mavali
Ouvre les yeux tout grands et s’assied sur son lit ;
Le bruit ne cesse pas, la voix devient plus claire.
L’œil sinistre, le front plissé par la colère,
Le roi prête l’oreille, et d’une forte voix :
« Qui donc m’a réveillé ? » demande-t-il trois fois,
« Je rêvais de succès, de plaisirs et de fête,
Qui donc m’a réveillé ? » Tous inclinent la tête
Et se taisent. Le roi sourit avec dédain,
Puis il fait aux bourreaux un signe de la main.

Mais dans ce même instant pénètre dans la salle
Un brahme, nain affreux, hâve, le manteau sale,
Haut de trois pieds à peine. Il vient devant le roi,
Le salue et lui dit : « O prince, écoute-moi !
Laisse à ces malheureux dont le regard t’implore
Le plaisir envié de te servir encore,
Et daigne m’assister pour un vœu que j’ai fait. »
Mavali l’écoutait courroucé, stupéfait.
Le brahme nain reprit : « La faim et la misère,
Prince, sont mes seuls biens ; je veux trois pas de terre
Pour y bâtir moi-même un ermitage. » — « Quoi !
Mais pour un avorton faible et laid comme toi,

C’est aspirer bien haut et ne point être sage !
Que feras-tu, vraiment, avec un ermitage ?
Un terrier te suffit ! » Et d’un air méprisant,
Le roi le regardait. « Prends garde, roi puissant,
Prends garde à ton orgueil ! » lui répondit le brahme.
« Quand j’aurai les trois pas que de toi je réclame,
J’y mettrai ton palais avec ce qu’il contient. »
— « Tu mettrais mon palais dans cet espace ! Eh bien,
Je voudrais voir cela ; comme je m’en vais rire !
Mais prends garde, vieux fou, si tu n’y peux suffire ! »
Mavali se leva : « J’ai hâte de te voir
Commencer ton travail ; sortons, j’irai m’asseoir
Au lieu choisi par toi. »
                   Ce fut dans une plaine
Que le soleil brûlait de son ardente haleine
Que le nain s’arrêta. Le roi, toute la cour,
Tout le peuple assemblé se mirent à l’entour.
Le nain ne bougeait pas. Le roi sourit : « Sans doute
Tu cherches, pauvre fou, cria-t-il, quelle route
Tu vas faire tenir à mon palais, afin
De l’amener entier sur ton vaste terrain ! »
« Oui, dit le nain, je veux que la foule s’espace :
Il faut un grand chemin pour que ton palais passe. »

Le roi reprit : « Voilà, que te faut-il encor ? »
« Rien, » répondit le brahme… et, sans faire d’effort,
Il disparut d’un pas dans le lointain immense…
Ce fut un court moment d’horreur et de démence ;
Puis, au bord opposé de l’horizon brillant,
Il reparut, divin, magnifique, effrayant,
Et, saluant le roi plein de stupeur profonde :
« Je suis Vishnou, dit-il, et j’ai conquis le monde ! »

Juillet 1881.

Collection: 
1886

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