Les Victimes de la Jeannette

 
L’autre jour, par hasard, en ouvrant la gazette,
Mes regards sont tombés sur ces mots : « La Jeannette. »
La Jeannette !… Et longtemps je suis resté songeur,
L’œil perdu dans le vague et la tristesse au cœur.
Mon esprit, emporté loin des lieux où nous sommes,
En un rapide essor avait rejoint ces hommes,
Ces marins égarés, faibles et chancelants
Dans la neige, au milieu des icebergs croulants.
Ainsi j’ai contemplé l’héroïque phalange,
Où tu parais, Delong, d’une grandeur étrange ;

Ces notes de ta main écrites jour par jour,
Alors que tu voyais s’éloigner le secours,
Lorsque, sachant déjà le salut impossible,
Tu devais, un à un, sur ce chemin terrible,
Voir tes meilleurs amis abattus par la mort,
Et que tu t’éloignais, non sans avoir encor
Mis sur l’isolement de leur heure dernière
Un suprême rayon d’amour et de prière !…

Tu n’as pas exprimé tout ce que tu souffris ;
Il faut savoir le lire entre les mots écrits !…
Pourtant, ni la douleur, ni l’horreur infinie
De cette journalière et sinistre agonie
N’ont vaincu ton courage et fait trembler ta foi…
Ame vaillante et forte, honneur ! honneur à toi !

Ainsi tous, hier obscurs, mais aujourd’hui célèbres,
Ils demeurèrent grands dans ces heures funèbres ;
Et quand mon cœur les cherche en leur repos profond,
S’ils se montrent à moi, c’est l’auréole au front.

Oh ! voir comme ils ont vu la mort impitoyable
S’approcher, et garder l’espérance ineffable !

Rester seuls, sans secours, dans l’horreur d’un tel lieu,
Loin des siens, du pays, et croire encore en Dieu,
Sans plaintes, sans murmure !… Oh ! qu’ils furent sublimes !
Lutteurs, héros, martyrs, aimons-les, ces victimes,
Holocaustes de prix, s’immolant sans regrets
A ta cause divine, ô Lumière, ô Progrès !

Chaumont, 27 juillet 1882.

Collection: 
1886

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