I
Tu dors sous la terre étrangère,
Frappé par l’obus ennemi,
De mon enfance toi le frère,
De ma jeunesse toi l’ami !
Soldat au cœur stoïque et brave,
Voyant nos foyers envahis,
Quand vint ton heure, calme et grave,
Tu sus mourir pour ton pays.
Du sein des tempêtes traîtresses
Où la France allait s’engloutir,
J’entends encor de tes détresses
Le cri dans mon cœur retentir :
« Surpris ! perdus ! — L’armée entière,
Fantassins, cavaliers, chevaux,
Gît sanglante dans la poussière,
Comme Rolland à Roncevaux.
« Revers sans nom ! sort lamentable !
Le nombre et l’astuce ont vaincu !
Rêve impossible et véritable !
Et voir cela ! ... J’ai trop vécu !
« Aux armes ! La levée en masse !
Devant ce flot de ravageurs
Qui nous submerge et vous enlace,
Levez-vous ! soyez nos vengeurs !
« Fils de la ferme, enfants des villes,
Tous, tous, de l’un à l’autre bout
Du sol, sur ces meutes serviles
Ruez-vous en armes ! — debout !
« Des francs-tireurs, des volontaires
Lancez sur eux les bataillons !
Que ces bandits incendiaires
Trouvent la mort dans vos sillons !
« Derrière vous faites le vide !
Brûlez maisons, fourrage et grain !
Que des pillards la horde avide
Autour de vous meure de faim !
« Prenez la faux ! prenez la hache !
Prenez la fourche et le bâton !
Frappez sans trêve et sans relâche !
Chassez du pays le Teuton !
« Nous restons, nous, à la frontière
Pour la défendre et vous couvrir !
Que la France se lève entière,
Jetant son cri : « Vaincre ou mourir ! »
Ainsi, le soir d’une bataille,
Tu m’écrivais. Le lendemain,
Tombant sur un lit de mitraille,
Tu t’affaissais, l’épée en main ;
Et couché dans ta froide bière,
Pour toujours tu t’es endormi,
Toi qui par le cœur fus mon frère !
Toi de ma jeunesse l’ami !
II
O guerre, exécrable furie,
Sois maudite sur son cercueil !
De mon frère et de ma patrie
Je porte au cœur le double deuil !
Sois maudite, horrible prêtresse
De l’horrible dieu des combats !
Frappé dans ma double tendresse,
Désormais que faire ici-bas ?
Sois maudite, atroce Mégère,
Toi qui m’a pris ce que j’aimais !
Il dort sous la terre étrangère :
Que faire ici-bas désormais ?
III
Hélas ! ma vie est orpheline.
Seul avec nos espoirs trahis,
Enfant de la même colline,
Pour te pleurer je te survis.
Tombez, tombez, larmes discrètes
Que n’essuîra plus l’amitié !
Coulez, ô blessures secrètes,
Dans l’ombre où je fuis la pitié !
Et toi, Muse aux chastes caresses,
Du passé descends à ma voix !
Endors mes présentes tristesses
Au chant des bonheurs d’autrefois.
IV
C’était un fils de nos savanes,
Une âme dont la loyauté
De nos cieux clairs et diaphanes
Reflétait la limpidité.
Il naquit dans mon île heureuse,
Aux pics neigeux, aux verts palmiers ;
Une même vallée ombreuse
Abrita nos songes premiers.
Il rêvait bataille et victoire,
Au temps de sa verte primeur ;
Les fiers récits de notre histoire
Charmaient sa belliqueuse humeur.
Un beau fait de chevalerie
Mettait l’éclair en son regard ;
Les preux hantaient sa rêverie,
Et son héros était Bayard.
Dans l’enfant l’homme se révèle,
Le fruit s’annonce dès la fleur :
Il fut dans une ère nouvelle
Un servant de l’antique honneur.
La gloire à son brûlant mirage,
Jeune encor, l’avait fasciné :
Chevalier perdu dans notre âge,
En d’autres jours que n’est-il né !
Nature aimante autant que fière,
Cœur d’or sous l’armure d’acier,
Rude pour la fortune altière,
Pour le malheur hospitalier,
Il sut toujours vers l’humble peine,
Qui se dérobe en sa pudeur,
Venir discret et la main pleine
Des saintes aumônes du cœur.
Que de fois, dans la défaillance
Du rêveur sous le sort ployé,
J’ai repris sève et confiance,
Mon bras sur son bras appuyé !
Ravivant mon âme alanguie,
Sa force employait la douceur :
Du frère il avait l’énergie
Et les tendresses de la sœur.
La franche équité du créole
Vibrait dans ses moindres accents ;
Et du succès jamais l’idole
N’a connu son loyal encens.
Brave et sûr comme son épée,
Au Droit vaincu gardant sa foi,
Jamais la victoire usurpée
Ne l’a vu plier sous la loi.
Comme l’eau qui sort de la roche
Dans notre montagnes de granit,
Âme limpide et sans reproche,
Loin de la source où fut son nid,
Au milieu des camps et des villes,
Partout où son flot l’a porté,
Il traversa nos mœurs serviles
Sans y souiller sa pureté.
Fuyant tout chemin qui dévie,
De la faveur n’acceptant rien,
Il mena droit sa noble vie :
Il vit le mal et crut au bien ;
Et, soldat au devoir fidèle,
Quand vint son jour, vaillant martyr,
Comme le héros, son modèle,
Pour son pays il sut mourir.
V
Et maintenant, loin de notre île
Aux pics neigeux, aux palmiers verts,
Il dort dans son dernier asile,
L’ami que je pleure en mes vers.
Il dort, et je ne sais pas même
Sous quel tertre, dans quel caveau,
Il a trouvé, tranquille et blême,
L’hospitalité du tombeau.
J’ignore en quels lieux il repose,
J’ignore où prier et venir,
Où puisse poser son pied rose
La colombe du souvenir.
VI
Revole aux bois de notre enfance,
Revole, oiseau, vers nos grands bois !
C’est là qu’en sa fleur d’innocence
Notre âme habitait autrefois.
C’est là qu’habite encor son ombre,
C’est là qu’elle erre au bord des mers,
Au pied du morne abrupt et sombre
Que blanchit l’onde aux flux amers.
Il aimait ce lieu solitaire,
Où la flèche des filaos
Mêle sans fin sa plainte austère
A la plainte sans fin des flots ;
Où le vent qui vient des ravines,
Sur la grève aux cailloux polis,
Porte imprégné d’odeurs divines
Le chant plaintif des bengalis.
Plage ombreuse où la brise et l’onde,
Et l’oiseau, tout semble gémir :
C’est là, dans cette paix profonde,
Qu’il espérait un jour dormir.
C’est là, dans cette anse isolée,
Verdoyant Éden de la mort,
Qu’à son tour ma nef exilée
Viendra trouver l’abri du port.
C’est là qu’avant moi revenue,
Fidèle à son premier séjour,
Son âme, à ces beaux lieux connue,
M’attend, sûre de mon retour ;
Là que nos ombres fraternelles,
Dans la paix des nuits sans réveil,
Au bruit des vagues maternelles,
Dormiront leur dernier sommeil.