Un fléau

 
Enfermés dans leur fort qu’ils ne quittent plus guère,
Exposés aux rigueurs de ce climat sévère,
Contre lequel, hélas ! ils ne sont pas armés,
Les marins dans l’ennui paraissent abîmés.

Le jour leur paraît long, le froid, insupportable.
Il leur semble parfois que l’hiver implacable
Dans une mer de glace enchaîne leurs vaisseaux.
Ils regrettent le temps où perdus sur les eaux,
Vaillamment ils bravaient et le calme et l’orage,
Et déjouaient la mort à force de courage.
À regret maintenant ils demeurent oisifs.
L’hiver les trouble plus que l’aspect des récifs.
Ils appellent l’époque où les vents, les étoiles,
Jusques aux ports français pourraient guider leurs voiles ;
L’époque où, revenus de ces lointains pays,
À la France ils feront de merveilleux récits.

Au pénible chagrin qui déjà les abreuve,
Vient se joindre pourtant une terrible épreuve.
Comme, du haut des airs, on voit un sombre oiseau
S’élancer tout à coup au milieu d’un troupeau,
Et broyer à plaisir, dans sa griffe sanglante,
La timide brebis dont la fuite est trop lente,
Ainsi sur les marins un grand fléau s’abat,
Et contre eux, semble-t-il, le ciel même combat.

Déjà des matelots vers leur fiévreuse couche,
Sentent venir la mort. Et c’est la mort farouche
Dont rien ne peut, hélas ! adoucir la rigueur !
De ces hommes, tantôt si brillants de vigueur,
Qui donc pourrait redire et les maux et les plaintes !
Ô mort, dénoue enfin tes ignobles étreintes !
France, combien d’entre eux te seront-ils rendus ?
Les fruits de leurs labeurs seront-ils perdus ?
France qu’ils aiment tant, ils meurent pour ta gloire.
Ah ! conserve à jamais, et bénis leur mémoire !

Gloire aux nouveaux martyrs ! La neige est leur tombeau...
Cartier, pour mettre fin au terrible fléau,
Implore le secours de la Vierge Marie.
Pieusement il prend son image chérie
Et la suspend au tronc d’un pin toujours ombreux.
Les marins, pleins de foi, s’en viennent deux à deux,
Sur la neige et la glace, en chantant un cantique,
S’agenouiller devant la céleste relique.
Le ciel dut tressaillir au son des humbles voix
Qui l’imploraient ainsi du fond de ces grands bois.

Alors aussi l’enfer eut une heure de joie,
Et des Esprits maudits, par une sombre voie
Sortirent tout joyeux. Ils planèrent longtemps,
Troublant les airs émus de leurs rires stridents.

Ainsi vont les corbeaux, au-dessus des rivages,
Ou des fléaux impurs promènent leurs ravages.

« Les voilà, disaient-ils, en les montrant du doigt,
Les voilà, ces héros, ces hommes au cœur droit,
Qui se vantaient, hier, de nous ravir ce monde,
Et de couvrir nos fronts d’une honte profonde !
Où donc est aujourd’hui le Dieu qui les défend ?
Honte au ciel ! gloire à nous ! L’enfer est triomphant ! »

Ils croyaient du Seigneur détruire ici l’empire,
Et l’air retentissait de leurs éclats de rire.
Et, pendant qu’ils riaient, dans le ciel profané,
Sur la cime du Cap, un ange, prosterné,
Versait des pleurs amers, en voilant de son aile
Les célestes reflets de sa face immortelle.

L’hiver s’adoucissait. La neige moins souvent
Tourbillonnait dans l’air aux caprices du vent ;
Un givre plus léger scintillait sur les branches.
S’il venait à pleuvoir, les gouttelettes blanches
Se changeaient, sur les bois, en un cristal vermeil,
Que faisaient resplendir les rayons du soleil.

Le grand Chef, animé de sentiments hostiles,
Avait, depuis longtemps, vers des tribus dociles
Dépêché des guerriers.
                          ― « Allez, avait-il dit,
Pendant que sur nos bords l’âpre hiver engourdit,
Comme des ours frileux, tous les Pâles-Visages.
Allez donner l’éveil aux nations sauvages.
Qu’elles viennent à nous avec flèche et carquois,
Nous prendrons l’étranger qui veut prendre nos bois. »

Et munis de leurs arcs, montés sur leurs raquettes,
Les traîtres envoyés aux tribus inquiètes
Allèrent annoncer, dans les cantons voisins
Du fier Donnacona les perfides desseins.

Cartier près de l’enceinte à pas lents se promène.
Il craint que le guerrier n’arrive et le surprenne.
Il a vu près de lui plusieurs des siens mourir,
Et lui-même, bientôt peut-être, il va périr,
Car le ciel, qu’il invoque avec persévérance,
Semble voir ses malheurs d’un oeil d’indifférence.

Pendant qu’il est en proie à la crainte, à l’ennui,
Un vieux chasseur sauvage arrive près de lui :

― « Grand Chef des Blancs, dit-il, non, tu n’es pas un traître ;
En ce moment heureux je dois le reconnaître.

Tu m’avais pris mes fils ; je les croyais perdus ;
Mais en noble guerrier tu me les as rendus.
J’ai marché bien longtemps pour te dire ma joie,
Car je ne vais pas vite, et sous les ans je ploie...
Mais ton visage est triste, et tu parais souffrir...
Je sais quel mal vous tue, et je puis le guérir.
Vois-tu cet arbre vert ? Va promptement. Recueille,
Et fais bouillir ensemble et l’écorce et la feuille,
Cela va te donner un breuvage enchanté,
Qui vous rendra bientôt la force et la santé.
Tu vois que l’Indien, détestant la vengeance,
N’a gardé dans son cœur que la reconnaissance. »

Cartier, tout stupéfait, reconnaît Tohrina,
Le père des captifs qu’en France il emmena.
Il le traite d’abord comme un noble convive,
Et chargé de présents le renvoie à sa rive.

« Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu ! je le crie à genoux.
Oh ! qui dira jamais ce qu’Il a fait pour nous !
Nous étions expirants sur la plage étrangère,
Et nul ne secourait notre longue misère !
Nos ennemis passaient et riaient de nos maux.
Ils tressaillaient de joie en voyant nos tombeaux.

Et la mort nous semblait une faveur suprême.
Mais Dieu vient au secours du serviteur qui l’aime,
Et son ange attentif l’accompagne en tout lieu.
Dieu nous a secourus. Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu ! »

Ainsi les matelots unissant leurs voix graves,
Comme des prisonniers qui brisent leurs entraves,
Au Dieu qui du fléau les avait délivrés,
Chantaient avec amour ces cantiques sacrés.

Collection: 
1857

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