Sur les larges degrés des terrasses antiques,
Près des piliers de marbre et des riches portiques
Que les reines foulaient de leur pas languissant,
Les vieux sphinx de granit, aux ailes formidables,
Se dressaient, regardant au delà des grands sables
Où le rouge soleil met des reflets de sang.
Ils dominent encor les ruines énormes
Qui recouvrent le sol de leurs débris informes ;
Et le temps, ce vainqueur aux sombres missions,
N’a pas su renverser ces terribles figures
Qui paraissent, la nuit, dans les lueurs obscures,
Les sinistres témoins des générations.
Ils veillent sur les murs de Thèbes aux cent portes ;
Mais Thèbes, sa grandeur et sa gloire sont mortes…
De l’immense cité rien ne demeure plus.
Seuls ces titans rêveurs, sous la voûte étoilée,
N’ont pas encor senti leur puissance ébranlée
Par le nombre pesant des siècles révolus.
Ils n’ont pas incliné leurs fronts hautains et mornes ;
On les voit, comme alors, à l’horizon sans bornes,
Songer, graves, muets, sous l’espace infini.
Sur leur lèvre immobile erre encore un sourire
Si triste et si profond, que l’on ne saurait dire
Quel désespoir habite en ces corps de granit.
Vers quel point est tourné ce grand regard étrange
Qui jamais ne dévie et qui jamais ne change ?
Sphinx, interrogez-vous la terre ou bien le ciel,
La plaine qui rayonne ou la lointaine étoile,
L’avenir qui se tait, le passé qui se voile ?
Quel spectacle retient votre œil surnaturel ?
Nul ne saurait ainsi sonder tous les mystères ;
Mais ce qui peut remplir vos rêves solitaires,
Ce que vous contemplez dans le vague lointain,
N’est-ce pas l’homme, hélas ! cette énigme suprême,
Dont nul ne sait le mot, qui s’ignore elle-même
Et ne peut désigner sa source ni sa fin ?
Et tandis que devant votre face immobile
Qui sur l’horizon bleu vaguement se profile,
Pour vous interroger, nous arrêtons nos pas,
Vous poursuivez toujours votre recherche vaine
Sans parvenir jamais à sonder l’âme humaine,
Ce problème éternel que l’on ne résout pas.
Neuchâtel, 15 octobre 1881.