Édouard n'était plus : sa volonté suprême
À la jeune Suffolk léguait le diadême ;
Mais la sœur d'Edouard, en faveur de ses droits,
Arme les bataillons de la sombre Tamise :
Tout fléchit devant elle, et dans Londres soumise
Ses mains ont ressaisi l'héritage des rois.
Ô fortune ! ô revers ! Ophélie étonnée
N'ose s'abandonner à de justes douleurs,
Et ne murmure point contre la destinée.
Mais toi, son jeune époux, tu fais couler ses pleurs,
Toi, Gilfort... dans ses bras elle tombe, et s'écrie :
« C'en est fait : la victoire a couronné Marie !
Ô charme de mes jours ! Cesse de t'alarmer :
Je suis épouse encor si je ne suis plus reine.
Loin de moi, sans retour, la grandeur souveraine !
Il m'est plus doux cent fois d'obéir et d'aimer.
Fuyons une rivale injuste et criminelle ;
Mettons entr'elle et nous l'immensité des mers.
Cher Gilfort, Ophélie attentive et fidèle
Dans les noires forêts, au milieu des déserts
Pourra de son époux alléger la souffrance,
Et lui rendre en amour ce qu'il perd en puissance. »
Elle se tait ; et belle et les cheveux épars,
Elle enflamme Gilfort de l'espoir qui l'anime....
De farouches soldats entrent de toutes parts,
Et traînent dans les fers l'héroïque victime.
Gilfort est resté seul.... seul avec son malheur.
Dans ce palais brillant d'une splendeur fatale
Il s'égare, et devant la couche nuptiale
De ses plaisirs détruits il repaît sa douleur.
Qu'elle fut courte, hélas ! Cette nuit fortunée
Qui prêta son mystère aux plus tendres amours !
La lune, dans le ciel, recommençait son cours,
Et ses feux argentaient la couche d'hyménée ;
Maintenant sa clarté, mourante au haut des cieux,
D'un bonheur aussi doux n'est plus dépositaire ;
Elle luit tristement sur ce lit solitaire
Qu'amour n'enchante plus de ses folâtres jeux.
Cependant Ophélie, au désespoir livrée,
D'un père, d'un époux à la fois séparée,
S'entretient de ses maux dans le fond d'une tour
Que n'éclaira jamais l'oeil consolant du jour.
Au lieu de cette foule à lui plaire assidue,
D'un trône et des honneurs sous ses pas déployés,
Une ombre impénétrable, en ces murs répandue,
N'offre que son horreur à ses yeux effrayés.
Nul bruit ne vient frapper son oreille attentive.
C'est en vain que l'aurore, au visage riant,
De rubis et de fleurs parsème l'orient,
Et que du rossignol la romance plaintive
Se mêle aux doux accords des zéphyrs et des eaux :
Tout est sombre, muet pour l'aimable captive ;
Tout dort, à ses côtés, du sommeil des tombeaux.
Ainsi donc cette fleur, naguère épanouie,
Le parfum du bocage, et l'orgueil du printemps,
Qui, dès l'aube du jour, sur les flots inconstants,
Aimait à balancer sa tête réjouie,
Cette fleur, qu'épargnait le courroux des autans,
Dont le sein amoureux s'abreuvait de rosée,
Va bientôt se flétrir sur sa tige brisée !...
Ô ciel ! Qu'il est affreux, dans l'âge des plaisirs,
Quand la beauté naissante éveille les désirs,
D'entrevoir, un moment, la pompe nuptiale,
Et de fuir un époux dans la tombe fatale !
Ophélie, ah ! Du moins si le destin jaloux
Avait permis qu'un fruit de ton doux hyménée,
Qu'un rejeton d'amour, bercé sur tes genoux,
Consolât de Gilfort la vie infortunée !
Mais tu descends entière auprès de tes aïeux :
Un fils n'ira jamais, à côté de son père,
Arroser ton cercueil de pleurs religieux,
Et demander au ciel le bonheur d'une mère !...
Mais la religion lui prête son secours ;
Elle voit sans regret, à la fleur de ses jours,
S'évanouir l'éclat de la grandeur suprême.
La foudre a, sur son front, brisé le diadême ;
Des fers chargent ses mains : amour, gloire, trésors,
Elle perd tout : eh bien ! Son courage est le même,
Et son cœur est heureux puisqu'il est sans remords.
Au fond d'un noir cachot, vers le ciel qu'elle implore
Élevant ses beaux yeux, où brille la ferveur,
Elle tombe à genoux : « Dieu clément, que j'adore,
Dit-elle, à ta bonté s'adresse ma douleur.
C'est toi qui fais passer de l'ombre à la lumière,
De la vie à la mort, du trône à la chaumière ;
Tu peux tout, et je sais que le sort des humains,
Leurs peines, leurs plaisirs reposent dans tes mains :
Ne m'abandonne pas au jour de l'infortune ;
Arbitre des mortels, ne crains pas que mon cœur,
Élevant jusqu'à toi sa prière importune,
Te redemande encor le sceptre et le bonheur :
Frappe, je te bénis ; mais épargne mon père,
Mais d'un époux chéri détourne ta colère. »
Elle dit : vers les cieux prenant un libre essor,
L'ange de l'espérance emporte sa prière.
Le sommeil tout-à-coup vient fermer sa paupière,
Et l'asseoir sous un dais brillant de pourpre et d'or ;
D'un cortège pompeux elle est environnée ;
Un peuple adorateur se presse sur ses pas,
Et sa fière rivale, à ses pieds amenée,
Attend, en frémissant, l'arrêt de son trépas :
Mais la jeune beauté ne connaît point la haine,
Et veut, par des bienfaits enchaîner tous les cœurs.
Elle presse Marie entre ses bras vainqueurs,
Dans son abaissement voit encore une reine,
Et lui fait partager les suprêmes honneurs.
L'aube alors s'avançait de roses couronnée ;
Ophélie, en ces lieux, consacrés à la mort,
Comme aux jours de bonheur, se tourne vers Gilfort :
Mais du songe charmant elle est abandonnée ;
Des fers et l'échafaud, voilà quel est son sort.
Tout-à-coup, ô vengeance ! ô terreur imprévue !
Son cachot s'est ouvert. Ceinte de cheveux blancs,
Une tête hideuse épouvante sa vue,
Tombe, bondit, et roule à ses pieds chancelants.
Ah ! Ce fatal aspect accable son courage :
Voilà de son aïeul le front majestueux !
Quoi ! Marie a donc pu, dans l'excès de sa rage,
Tremper ses mains au sang d'un vieillard vertueux !...
Ô ciel ! Et si l'objet de sa flamme constante,
Si Gilfort, maintenant sous le glaive assassin....
Une invincible horreur fait palpiter son sein.
Tandis que dans les pleurs, le deuil et l'épouvante
Elle attend... tel qu'une ombre échappée au cercueil,
Muet, pâle, couvert de longs habits de deuil,
Devant elle Gilfort à l'instant se présente.
« Gilfort ! Ah ! Cher époux, enfin je te revois ;
La fureur de Marie.... » Elle dit, et sans voix,
Sans haleine, à ses pieds elle tombe expirante.
Gilfort tremble, pâlit et chancelle à son tour.
Il presse dans ses bras son épouse chérie,
Et bientôt soulevant sa tête appesantie,
À travers un nuage et de pleurs et d'amour,
Il voit briller encor les beaux yeux d'Ophélie.
Elle a revu déjà la lumière et Gilfort ;
Mais, en le retrouvant dans ces lieux pleins d'alarmes,
Un noir pressentiment l'avertit de son sort.
« Ah ! Ce n'est que sur toi que je verse des larmes !
Quel crime as-tu commis pour demander la mort ?
As-tu dicté des lois à la fière Tamise ?
D'une reine superbe as-tu bravé l'effort,
Et porté la couronne à son orgueil promise ?
C'est moi, c'est mon amour qui t'entraîne au tombeau !
Sans ce fatal hymen, dont le courroux céleste
À la voix de ton père alluma le flambeau,
Libre, heureux, étranger à mon destin funeste,
Rien de ton avenir n'aurait troublé le cours ;
Un bonheur éternel eût embelli tes jours...
Mais que dis-je ? Mon sang doit suffire à la reine.
Jure de me survivre, et qu'au moins cet espoir,
À mon dernier moment, adoucisse ma peine...
Ma bouche te l'ordonne et t'en fait un devoir. »
Mais leur malheur bientôt passera leur attente,
Et le ciel les réserve à des tourments nouveaux.
Un prêtre tout-à-coup devant eux se présente ;
Il est accompagné de féroces bourreaux.
« J'exécute à regret les ordres de la reine :
Madame, il faut mourir ; mais tremblez... votre époux
Sous le fer suspendu doit périr avant vous...
Ah ! De vos jours si beaux ne rompez pas la chaîne ;
Abjurez les erreurs de vos faibles aïeux,
Et d'une grande reine embrassez la croyance ;
Elle daigne à ce prix vous pardonner tous deux,
Et vous combler des dons de sa magnificence.
Dites un mot, le sort va sourire à vos vœux. »
Ô puissances du ciel, soutenez Ophélie !
Relevez sa constance un moment affaiblie !
À genoux, et les bras vers le ciel étendus,
Elle prie. ô bonheur ! Ses vœux sont entendus.
Son oeil majestueux d'un feu pur étincelle ;
Dans tous ses traits éclate une noble fierté ;
Elle semble s'unir à la divinité,
Et commencer déjà sa carrière immortelle.
C'en est fait, dans son cœur il n'est plus de combats ;
Calme et s'abandonnant au zèle qui l'anime :
« Si ce n'est qu'à ce prix qu'on sauve la victime,
Et si le déshonneur ».... elle n'achève pas.
Gilfort désespéré s'élance dans ses bras,
Et brûle d'étouffer son dessein magnanime.
« Cruelle ! Lui dit-il, ah ! Si je te fus cher,
Si tu m'aimas jamais, arme-toi, prends ce fer,
Plonge-le dans mon sein : épargne à ma tendresse
L'aspect du coup fatal qui doit trancher tes jours !
Au nom de notre hymen, par nos jeunes amours,
Qu'à ton propre destin la pitié t'intéresse !
Si rien ne peut fléchir ton courage insensé,
Songe, songe du moins à ton malheureux père,
Et qu'un reste de sang, dans ses veines glacé,
Ne vienne point rougir la hache meurtrière.
Mais pourquoi te parler d'un père, d'un époux ?
Ton insensible cœur à leurs vœux se refuse.
Ophélie, ah ! Reviens de l'erreur qui t'abuse !
Sauve ton père et toi ; mon sort sera trop doux. »
Il achevait ces mots : chancelant, hors d'haleine,
S'avance, l'oeil en pleurs, un débile vieillard ;
Chargé d'ans et de maux, il se soutient à peine.
Il jette sur sa fille un douloureux regard,
Et d'une voix tremblante : « O fille infortunée !
Ce n'est point pour sauver quelques jours languissants
Que ma vieillesse en deuil, vers la tombe entraînée,
Au milieu des sanglots, t'adresse ces accents ;
Mais laisse-toi fléchir ; prends pitié de toi-même :
Par ces cheveux blanchis, ces regrets paternels,
Au nom d'un peuple entier qui gémit et qui t'aime,
N'appelle plus la mort par tes vœux criminels ! »
Il dit, et dans ses pleurs sa faible voix expire.
Ophélie à ses pleurs oppose un front serein ;
Le calme est sur ses traits quand son cœur se déchire.
Mais le dieu qu'elle implore affermit son dessein,
Et lui montre déjà les palmes du martyre.
« Cessez de m'arrêter sur les bords du tombeau,
Dit-elle ; l'heure sonne, il faut quitter la vie.
Osez me plaindre encor, lorsque pour Ophélie
De l'immortalité s'allume le flambeau !
Adieu, ne pleurez pas celle qui vous fut chère.
Dans un monde nouveau j'emporte votre amour ;
Cet espoir me soutient au bout de ma carrière,
Et la mort est pour moi l'aurore d'un beau jour.
Mon sang doit apaiser ma superbe ennemie.
Ô vous de ses fureurs ministres rigoureux,
Dites-lui que mon nom échappe à l'infamie,
Et que j'ai su garder la foi de mes aïeux ;
Qu'elle jouisse en paix des fruits de sa conquête ;
Je bénis son courroux ; il avance pour moi
Le moment de m'unir à mon souverain roi.
Faites briller le fer... frappez ; voilà ma tête. »