1842-1898.
Ceux-ci, las dès l’aurore et que tenta la vie,
S’arrêtent pour jamais sous l’arbre qui leur tend
Sa fleur délicieuse et son fruit éclatant
Et cueillent leur destin à la branche mûrie.
Ceux-là, dans l’onyx dur et que la veine strie,
Après s’être penchés sur l’eau la reflétant
Dans la pierre vivante et qui déjà l’attend
Gravent le profil vu de leur propre effigie.
D’autres n’ont rien cueilli et ricanent dans l’ombre
En arrachant la ronce aux pentes du décombre,
Et la haine est le fruit de leur obscurité.
Mais vous, Maître, certain que toute gloire est nue,
Vous marchiez dans la vie et dans la vérité
Vers l’invisible étoile en vous-même apparue.
Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux.
VICTOR HUGO. Le Satyre.
Chaque arbre a dans le vent sa voix, humble ou hautaine,
Comme l’eau différente est diverse aux fontaines.
Écoute-les. Chaque arbre a sa voix dans le vent.
Le tronc muet confie au feuillage vivant
Le secret souterrain de ses sourdes racines.
La forêt tout entière est une voix divine ;
Écoute-la. Le chêne gronde et le bouleau
Chuchote, puis se tait quand le hêtre, plus haut,
Murmure ; l’orme gémit ; le frisson du saule,
Incertain et léger, est presque une parole,
Et, fort d’un âpre bruit et d’un souffle marin,
Mystérieusement se lamente le pin
De qui l’écorce à vif et le tronc écorché
Semblent rouges du sang d’un satyre attaché......
Marsyas !
Je l’ai connu
Marsyas
Dont la flûte hardie a confondu la lyre ;
Je l’ai vu nu,
Lié par les pieds et les mains
Au tronc du pin ;
Je puis vous dire
Ce qui advint
Du Dieu jaloux et du Satyre,
Car je l’ai vu,
Sanglant et nu,
Lié au pin.
Il était doux, pensif, secret et taciturne ;
Petit et robuste sur ses jambes,
L’oreille longue, pointue et grande ;
La barbe brune
Avec des poils d’argent ;
Ses dents
Étaient blanches, égales, et son rire
Rare et bref lui montait aux yeux
En une clarté triste et soudaine,
Silencieux...
Il marchait d’un pas sec, brusque et dansant
Comme quelqu’un qui porte en soi-même
Quelque joie éclatante et pourtant taciturne,
Car s’il souriait rarement il parlait peu
Et toujours en caressant sa barbe brune
A poils d’argent.
Aux jours d’automne
Où les satyres fêtent le vin
Et boivent à l’outre en chantant le fruit divin,
Où gronde et tonne
Le tambourin ;
Aux jours d’automne,
Où ils dansent d’un pied sur l’autre
Autour du pressoir rouge et de l’amphore haute,
Le pampre aux cornes,
La torche aux mains ;
Aux jours d’automne,
Où ils sont ivres,
On voyait Marsyas en leur troupe les suivre
À petits pas
Légers, et ne se mêlant pas
A leur orgie.
Le vin ne coulait point sur sa barbe rougie
A pourpre claire.
Il cueillait une grappe et, grave, assis à terre,
La mangeait délicatement, grain à grain,
Et dans sa main
Jusqu’au bout, une à une, il crachait les peaux vides.
Il vivait à l’écart auprès d’un bois de pins.
Sa grotte était creuse et basse,
Ouverte au flanc d’un rocher, près d’une source,
On y voyait un lit de mousse,
Une coupe
D’argile,
Une tasse
De hêtre,
Un escabeau
Et dans un coin une gerbe de roseaux.
Dehors, à l’abri du vent,
Il avait construit, étant habile
Dans l’art de tresser la paille
Et gourmand
De miel nouveau, des ruches pleines dont l’essaim
Mêlait un bruit d’abeille au murmure des pins.
C’est ainsi que vivait Marsyas le satyre.
Le jour,
Il s’en allait à travers champs partout où sourd
L’eau mystérieuse et souterraine ;
Il connaissait toutes les fontaines :
Celles qui filtrent du rocher goutte à goutte,
Toutes,
Celles qui naissent du sable ou jaillissent dans l’herbe,
Celles qui perlent
Ou qui bouillonnent,
Brusques ou faibles,
Celles d’où sort un fleuve et d’où part un ruisseau,
Celles des bois et de la plaine,
Sources rustiques ou sacrées,
Il connaissait toutes les eaux
De la contrée.
Marsyas était habile au métier
Roseaux !
De vous tailler :
A chaque bout de la tige, il coupait juste
Au bon endroit
Ce qu’il fallait pour qu’elle devînt,
Syrinx ou flûte ;
Il y perçait des trous pour y poser les doigts
Et un autre plus grand
Par où l’on souffle
Avec la bouche
L’humble haleine qui, tout à coup, au bois divin
Chante mystérieuse, inattendue et pure,
S’enfle, rit, se lamente ou s’irrite ou murmure.
Marsyas était habile et patient.
Il travaillait parfois à l’aube ou sous la lune
En caressant
Sa barbe brune
A poils d’argent.
Il savait mille choses sur les façons
De tailler les roseaux courts ou longs
Et sur les sons
Et comment il fallait unir les lèvres et faire
Jaillir la note aiguë et claire
Ou grave, ou douce, ou brève, ou basse,
Et ménager son souffle afin qu’il ne se lasse,
Et comment il faut tenir son corps,
Tenir ses bras,
Le coude en bas,
Que sais-je encor ?...
Il n’aimait pas chanter quand on pouvait l’entendre.
De sa grotte jamais on ne le vit descendre,
Et, comme le faisaient les satyres souvent,
Défier les bergers à des luttes de chant.
Mais le soir, quand partout les hommes et les bêtes
Dormaient, il se glissait sans bruit dans l’herbe fraîche
Et, seul, il s’en allait, parfois, jusqu’au matin,
Sur la pente du mont s’asseoir parmi les pins,
En face de la nuit, du silence et de l’ombre.
La chanson de sa flûte emplissait le bois sombre.
O merveille, on eût dit que chaque arbre eût chanté !
Et c’est ainsi, enfant, que je l’ai écouté....
C’était vaste, charmant, mystérieux et beau
Cette forêt vivante en ce petit roseau,
Avec son âme, et ses feuilles, et ses fontaines,
Avec le ciel, avec la terre, avec le vent...
Mais ceux qui l’avaient entendu
Raillaient disant :
« Ce Marsyas est un peu fou
Son chant rit puis pleure tout à coup,
Se tait, reprend,
Sans qu’on sache pourquoi
Et cesse et pleure encor. »
« --Il ne sait pas jouer selon les lois
Et fait bien de chanter pour les arbres des bois. »
Ainsi parlait Agès, le faune,
Chanteur fameux et rival non sans envie.
Il était vieux et n’avait qu’une corne.
Il n’aimait pas
Marsyas.
Ce fut alors
Qu’Apollon, traversant le pays d’Arcadie,
S’arrêta quelque temps chez les gens de Cellène.
La moisson faite, la vendange était prochaine,
Et, comme les grappes étaient lourdes
Et que les granges étaient pleines
Et qu’on était heureux,
On accueillit gaîment le Dieu
Porteur de lyre.
Il était beau à voir debout dans le soleil,
Touchant sa lyre d’or d’un grand geste vermeil,
Magnifique, hautain, solennel et content,
Auguste ; il s’essuyait le front de temps en temps.
Les cordes de métal vibraient, fortes et douces,
Et l’écaille ronflait et sonnait sous son pouce,
Et l’hymne s’élevait sur un mode sacré,
En cadence, dans l’air pacifique et pourpré,
Égale, harmonieuse et large ; et, comme en feu,
La lyre d’or chantait sous le geste du Dieu.
Nous étions tous autour de lui,
Pasteurs, pâtres, bergers, pêcheurs et bûcherons,
Assis en rond
Autour de lui ;
Et moi seul, qui suis vieux, vis encore aujourd’hui
De ceux qui, jadis, entendirent
La grande Lyre.
Et les faunes, et les sylvains, et les satyres
Des bois, de la plaine et du mont
Étaient venus au-devant d’Apollon.
Marsyas seul était resté
Là-haut,
Dans sa grotte,
Couché,
À écouter les pins, les abeilles, le vent...
O Marsyas ! c’est là qu’ils te vinrent chercher.
La lyre s’étant tue, ils voulurent aussi
Faire entendre au Chanteur notre chanson d’ici.
Chacun sur sa syrinx, sa flûte ou son pipeau
A leurs diverses voix fit retentir l’écho.
Chacun avait son tour et faisait de son mieux,
Et ces airs arrivaient à l’oreille du Dieu,
Rauques, gauches, naïfs, maladroits ou rustiques.
Deux des joueurs parfois se donnaient la réplique,
Et leurs chants alternés, tour à tour, et rivaux
Se succédaient boiteux parfois et souvent faux.
Apollon écoutait ces gens avec bonté,
Silencieux, toujours debout dans la clarté,
Attentif aux bergers ainsi qu’aux aegypans,
Sans fatigue, impassible et toujours indulgent
Jusqu’à ce que parût enfin Agès, le faune.
Il était vieux, ridé, poussif et presque aphone.
Il avait bien été, dit-on, jadis adroit
A la flûte, mais l’âge avait lassé ses doigts,
Et, quand il y souffla d’une bouche édentée,
Un son rauque sortit de sa flûte vantée,
Tellement suraigu et strident qu’Apollon,
A cette abeille ainsi transformée en frelon,
En feignant d’arranger une corde à sa lyre,
Et malgré lui, ne put s’empêcher de sourire
D’Agès qui achevait le rythme commencé.
Le vieil Agès vit ce sourire et fut vexé.
« Puisqu’il sourit de moi, il rirait sûrement
De Marsyas », se dit Agès, et doucement
Au Dieu qui l’écoutait il parla du satyre...
Comme le goût du miel fait oublier la cire
On oublierait que le Chanteur avait souri
D’Agès, quand il rirait du pauvre Marsyas.
Il vint.
On s’écartait sur son chemin.
Il marchait vite
De son petit pas sec et prompt,
Comme quelqu’un qui veut en avoir fini vite.
Il avait apporté sa flûte
La plus petite
Et la plus juste,
Faite d’un seul roseau
Egal et rond,
Puis il s’assit en face d’Apollon,
Modeste et les yeux clignés
Devant le Dieu magnifique et vermeil
Avec sa lyre d’or debout dans le soleil.
Marsyas chanta.
Ce fut d’abord un chant léger
Comme la brise éparse aux feuilles d’un verger,
Comme l’eau sur le sable et l’onde sous les herbes.
Puis on eût dit l’ondée et la pluie et l’averse,
Puis on eût dit le vent, puis on eût dit la mer.
Puis il se tut, et sa flûte reprit plus clair
Et nous entendions vibrer à nos oreilles
Le murmure des pins et le bruit des abeilles,
Et, pendant qu’il chantait vers le soleil tourné,
L’astre plus bas avait peu à peu décliné ;
Maintenant Apollon était debout dans l’ombre,
Et dédoré, et d’éclatant devenu sombre,
Il semblait être entré tout à coup dans la nuit,
Tandis que Marsyas à son tour, devant lui,
Caressé maintenant d’un suprême rayon
Qui lui pourprait la face et brûlait sa toison,
Marsyas ébloui et qui chantait encor
A ses lèvres semblait unir un roseau d’or.
Tous écoutaient chanter Marsyas le satyre ;
Et tous, la bouche ouverte, ils attendaient le rire
Du Dieu et regardaient le visage divin
Qui semblait à présent une face d’airain.
Quand, ses yeux clairs fixés sur lui, Marsyas le fou
Brisa sa flûte en deux morceaux sur son genou.
Alors ce fut, immense, âpre et continuée,
Une clameur brusque de joie, une huée
De plaisir trépignant et battant des talons.
Puis tout, soudainement, se tut, car Apollon,
Farouche et seul, parmi les rires et les cris,
Silencieux, ne riait pas, ayant compris.
Tant pis ! Si j’ai vaincu le Dieu. Il l’a voulu !
Salut, terre où longtemps Marsyas a vécu,
Et vous, bois paternels, et vous, ô jeunes eaux,
Près de qui je cueillais la tige du roseau
Où mon haleine tremble, pleure, s’enfle ou court,
Forte ou paisible, aiguë ou rauque, tour à tour,
Telle un sanglot de source ou le bruit du feuillage !
Vous ne reverrez plus se pencher mon visage
Sur votre onde limpide ou se lever mes jeux
Vers la cime au ciel pur de l’arbre harmonieux :
Car le Dieu redoutable a puni le Satyre.
Ma peau velue et douce, au fer qui la déchire,
Va saigner ; Marsyas mourra, mais c’est en vain
Que l’Envieux céleste et le Rival divin
Essaiera sur ma flûte inutile à ses doigts
De retrouver mon souffle et d’apprendre ma voix ;
Et maintenant liez mon corps et, nu, qu’il sorte
De sa peau écorchée et vide, car, qu’importe
Que Marsyas soit mort, puisqu’il sera vivant
Si le pin rouge et vert chante encor dans le vent !