I
L’universelle angoisse appelait un Sauveur.
Cette nuit-là, les saints priaient avec ferveur ;
Une voix caressante et pleine de mystère
Flottait sur les grands bois, les champs de riz, les eaux ;
Et très faible, sans même éveiller les oiseaux,
Un hymne monta de la Terre.
« O Bienheureux qu’entoure un vénérable chœur
Puissé-je pénétrer jusqu’au fond de ton cœur !
Écoute dans la nuit mes soupirs prophétiques,
Toi plus beau que la lune aux royales pâleurs ;
Et tes paisibles yeux se mouilleront de pleurs,
O frère des Bouddhas antiques.
« La Terre te supplie ; entends pleurer sa voix !
Comme l’air qu’un enfant croit tenir dans ses doigts,
Tout s’échappe. Il n’est point d’immuable substance.
Rien que des bulles d’or miroitant au soleil !
Tout est vide. Ce monde illusoire est pareil
Au vain tourbillon de la danse.
« Reflet du ciel dans l’eau, mirage, écho lointain...
L’univers, plein de joie et de gloire au matin,
N’est qu’un mensonge, avec son merveilleux cortège
De formes, (le couleurs et de sons éclatants.
Les êtres sont captifs dans les liens du temps
Comme l’écureuil pris au piège,
« Ainsi qu’une liane aux replis étouffants,
Douleur, vieillesse, mort étreignent mes enfants.
Et quand leur chair n’est plus qu’une défroque immonde,
Reposent-ils enfin ? Non, point de paix pour eux !
Il faut renaître ailleurs, et dans le cercle affreux
Rouler toujours de monde en monde.
« Toi seul peux les sauver. O seigneur de la loi,
Ne sois point satisfait d’être un Bouddha pour toi !
Quitte le ciel d’Indra ; sors de ta pure extase ;
Et les êtres, sitôt qu’il t’auront contemplé,
Ne seront plus pareils à l’insecte affolé
Qui lutte pour sortir d’un vase.
II
« O maître, je le sais, d’éphémères accords
Ont lié ta grande âme à d’innombrables corps.
Un soir d’automne, étant prince des antilopes,
Tu sauvas un brahmane emporté par l’Indus.
Déjà resplendissait dans tes yeux de lotus
L’amour dont tu nous enveloppes.
« Homme, la charité te porta jusqu’aux cieux.
Tu ne possédas rien : ton corps si précieux,
Tu le sacrifias dans plus d’une existence ;
Tu donnas une chère épouse et tes enfants ;
Et, béni de la race entière des vivants,
Tu grandis par la pénitence.
« Rien ne peut obscurcir ta sereine vertu.
Le désir, dans le fond de ton être, s’est tû ;
Et si tu tiens encore, âme désabusée,
A ce monde pétri de rêve et de douleur,
C’est ainsi qu’au brillant calice de la fleur
Tient une perle de rosée.
III
« Voici l’heure. Bientôt, sourd aux sanglots des dieux,
Tu descendras du ciel suave et radieux,
Après avoir fixé la mitre qui flamboie
Sur le front du futur Bouddha ton successeur.
O prince aux belles dents, héros plein de douceur,
Quitte le séjour de la joie.
« Tu naîtras d’une femme au corps pur et sacré.
Ah ! le jour du salut, comme je fleurirai !
Dans le palais du roi les écrins magnifiques,
Pour montrer leurs trésors, d’eux-mêmes s’ouvriront ;
Un souffle parfumé caressera ton front ;
L’air sera noyé de musiques.
« Apparais dans le monde, et le monde aura foi !
Les images des dieux, se dressant devant toi,
Contempleront ta face aimée avec délice ;
Car l’homme sans désir est plus saint que Brahma,
La prière, le chant, les rites, le soma
Et la flamme du sacrifice.
« Viens sous un parasol aux joyeuses couleurs,
Et nous t'élèverons des reposoirs de fleurs,
Jeune homme aux ongles d’or, prince aux lèvres vermeilles !
Ah ! daigne, en souriant, fouler ces verts chemins ;
Nous te ferons, avec les lis et les jasmins,
De gracieux pendants d’oreilles.
IV
« Mais tu dois nous guérir d’un songe amer et vain
Et nous faire entrevoir le Nirvana divin
A travers l’océan tumultueux des choses.
O Bienheureux, prenant les êtres dans tes bras,
Par delà le désir tu les établiras
Dans cette paix où tu reposes.
« Que t’importent la voix mourante du chanteur,
Les poudres de parfum et les eaux de senteur,
Le fier turban royal, la richesse des tentes,
Les fruits amoncelés pour la soif et la faim,
Le jour tendre, voilé par un treillis d’or fin,
Les femmes en robes flottantes ?
« Maigre ascète roulé dans un manteau fangeux,
Tu t’enfonceras, loin des rires et des jeux,
Comme un rhinocéros dans une solitude ;
Et tu te pencheras sur le Néant sacré
Avant de revenir vers les hommes, paré
De grâce et de mansuétude.
« O Çakya-Mouni, dans mon rêve je vois
L’arbre d’intelligence au fond d’un calme bois.
Sous le noble figuier tu médites, ô sage.
Te voici mûr enfin pour le suprême oubli ;
La splendeur d’un Bouddha désormais accompli
Rayonne sur ton beau visage.
« Transfiguré, vêtu d*éblouis3ants habits,
Sur un large lotus aux feuilles de rubis
Tu t’élèves dans l’air ; tout l’horizon rougeoie ;
Les Dévas font sonner leurs timbales d’airain...
Il a neigé des fleurs sur le Bouddha serein
Qui plane au-dessus de la joie.
« Maître des mondes, pur, céleste, rayonnant,
Quelle tentation te vaincra maintenant ?
Ta sais que tout languit, se décompose et change.
La voix des Apsâras ne trouble point ta chair ;
Et tu foules aux pieds les démons de l’enfer,
Plus nombreux que les flots du Gange.
V
« Ah ! retourne à présent vers les hommes ! Dis-leur
Que respirer, c’est être abreuvé de douleur.
Héros de la parole, armé de patience,
Dis-leur qu’il ne faut point songer au ciel d’Indra ;
Que, par la charité, le cœur possédera
L’unique et parfaite science.
« Chef de la caravane au milieu des marchands,
Dis-leur, en tes discours fleuris comme les champs,
De cacher leurs vertus et de montrer leurs fautes ;
Fais résonner pour tous le tambour de la loi ;
Et qu’ils montent, fuyant l’horrible amour de soi,
Aux régions claires et hautes !
« Prodigue-nous ton âme à l’heure où tu t’en vas ;
Instruis les animaux, les hommes, les Dévas,
Car tu les mêles tous dans ta pitié divine !
O toi, solide et pur comme le diamant,
Promets-leur l’ineffable anéantissement
Que le cœur désire et devine.
« Alors, la tâche faite et le jour bien rempli,
Ta pourras te coucher dans l’éternel oubli ;
Tandis que le héros des époques futures,
Le saint Bouddha sacré par toi-même, à son tour
Se lèvera, les yeux resplendissants d’amour,
Pour le salut des créatures.