La Terre et l’Amour

 
À l’origine, seul, le Vide ténébreux
S’étendait sans limite et dans un froid silence
Quand soudain, plus furtifs qu’une lueur de lance,
Saignèrent dans la nuit des éclairs douloureux.

Puis un frisson d’angoisse, un très faible murmure
Troubla les profondeurs de l’abîme sacré ;
Et tout l’espace fut brusquement déchiré,
Comme éclate en automne une grenade mûre.

Et la Terre parut. Un être radieux
Dans un flot de clarté volait au-dessus d elle ;
Et c’était, traversant le gouffre d’un coup d’aile,
L’Amour, le plus ancien et le plus beau des dieux.

Loin de la Terre informe il montait sans vertiges,
Ivre de sa pensée, ardent, libre, ébloui
De la pure splendeur qui rayonnait de lui,
Et sa fuite laissait de lumineux vestiges.

Vierge et nu, possédant la parfaite beauté,
Rien ne troublait encor son bonheur solitaire
Tandis que bouillonnait le chaos de la Terre,
Sans loi, sans harmonie, aveugle, illimité.

Mais la Terre, ayant soif d’obscures fiançailles,
Sentit confusément la présence du dieu ;
Sur sa face passa comme un souffle de feu,
Et l’avenir s’émut dans ses vastes entrailles.

La matière appelait l’Amour libérateur
Et brûlait d’être enfin pétrie et possédée,
Comme l’argile où va resplendir une idée
S’anime sous les doigts frémissants du sculpteur.

Masse horrible, profond et morne labyrinthe,
Caverne où le futur sommeille, elle voulut
Qu’un sublime baiser lui donnât le salut
Et que l'ordre naquît d’une immortelle étreinte.

Alors elle sentit en elle sourdre un chant
Et laissa s’exhaler son âme prophétique ;
Et l’Amour, écoutant mugir la Terre antique,
Se balançait, joyeux, sur ses ailes d’argent.

*

« Je t’appelle du fond du gouffre.
Je suis, ô rayonnant Esprit,
Ce qui désire et ce qui souffre.
Si ta bouche heureuse me rit,
Je cesserai d’être stérile.
En moi ta puissance virile
Engendrera toute beauté.
Je serai, dans notre harmonie,
La métamorphose infinie :
Sois l’indestructible unité !

« Nulle caresse ne m’est due ;
Mais rien n’existe que nous deux
Dans le désert de l’étendue...
Malgré mon visage hideux,
Approche-toi sans épouvante.
Que ma prière humble et fervente
Attendrisse ton cœur ! descends
Pour que la Terre puisse vivre,
Et qu’à jamais elle s’enivre
De tes membres éblouissants !

« Dans toute la splendeur de l’être,
Pour toi seul tu t’épanouis ;
Mais sans moi qui peut te connaître ?
Combien de trésors enfouis
Attendent que tu les dévoiles !
Le chœur merveilleux des étoiles
Est emprisonné dans mon sein...
Tu peux m’aimer avec justice,
Car il faut que tout retentisse
De leur mélodieux essaim ! »

*

Le bienheureux Amour contemplait sa pensée.
« Descendrai-je, dit-il, de l'éther virginal
Pour accomplir, malgré le rude effort du mal,
Une œuvre de salut sans on recommencée ?

« Les êtres divisés, périssables, souffrants
Ne pourront pas atteindre à ma béatitude ;
Pourquoi troubleraient-ils la chaste solitude
Que peuplent, par milliers, mes songes fulgurants ? »

Il se tut. Mais la Terre, où bouillonnaient les choses,
Entonna fièrement un chant large et serein ;
Elle évoqua la vie et, d une voix d’airain,
Déroula le solide enchaînement des causes.

*

« Si tu m’aimes, voici l’avenir dévoilé.
J’enfanterai le Ciel au grand corps étoile,
Le robuste Ouranos, qui sur le monde à naître
Doit s’étendre à jamais comme un immense hêtre.
Pour produire les monts je me soulèverai.
Les forêts couvriront mon corps démesuré.
Je cracherai la mer furieuse qui fume.
Alors, me dépouillant de ma robe de brume,
Ouranos tout entier se couchera sur moi.
Par lui j’aurai des fils terribles et sans loi :
Les Cyclopes qui font tressaillir dans ses gorges
L’Etna resplendissant de la clarté des forges ;
 Des Géants dont le corps se meut avec lenteur ;
Le rude Hypérion, impétueux dompteur
De coursiers aux naseaux frémissants de colère,
Cruel soleil, fléau du monde qu’il éclaire ;
Des monstres aux cent mains, de furieux Titans,
Et l’un d’entre eux par qui commenceront les temps,
Le dur Cronos à la parole mesurée,
Dont l’épouse est Rhéa, l’éternelle Durée. »

*

Et l’Amour frissonnait d’horreur. Il répondit :
« Quand donc, pour museler les forces déchaînées,
Commencera le cours paisible des années ?
Terre, le premier fruit de ton ventre est maudit.

« Que de convulsions et de noires tempêtes !
Des songes douloureux ; puis, le pesant oubli.
Tout ce qui voit le jour est vite enseveli
Dans ton cœur ; et les dieux rôdent comme des bêtes.

« Quand pourrai-je écouter de plus nobles accords ?
Le Ciel infatigable, ô Terre, te féconde
Sans règle et sans repos : mieux vaudrait pour le monde
Qu’il fût cruellement mutilé sur ton corps ! »

*

Un rire secoua la masse de la Terre.
« L’avenir crie en moi ; comment puis-je me taire ?
Écoute. Pour punir l’insatiable amant,
J’ai tiré de mon cœur un bloc de diamant
Et j’ai fait une faux tranchante, horrible, immense.
Puis j’ai dit à Cronos : « Que ton règne commence !
Ton père, qui meurtrit mon corps toutes les nuits,
Replonge au fond de moi mes misérables fruits :
Frappe-le. » C’est le soir ; et mon fils plein de ruse,
Averti tout à coup par ma plainte confuse
Que le stupide amant m’écrase de son poids,
S’approche de nous dans les ténèbres d’un bois,
Se glisse entre nos corps ainsi qu’une vipère,
Lance la faux et blesse affreusement son père.
Ouranos, dépouillé de sa virilité,
Hurle. Mais mon enfant subtil, l’ayant dompté,
Ramasse le débris informe qui palpite
Et dans la vaste mer au loin le précipite...

« Les restes pleins de sang s’éloignent sur les flots»
A l’aurore, parmi de lumineux îlots,
Ils nagent sur l’eau bleue au souffle qui les guide,
Et brillent argentés d’une écume splendide.
Regarde, ô chaste Amour ! les voici devenus
Une blanche déesse, une vierge aux seins nus
Qui, sur les flots charmés, s’avance vers Cythère.
Elle aborde ; son pied me touche ; et moi, la Terre,
Je frémis de garder l’empreinte de ses pas…
Je me fais douce afin qu’elle ne saigne pas ;
Une moisson de fleurs à son passage ondoie,
Et mon âme déborde en un sanglot de joie !
Mes fauves animaux s’accouplent sur les monts.
Tous, l’innombrable chœur des êtres, nous aimons ;
Et celle que mon hymne inspiré t’a prédite,
Amour, c’est l’immortelle et joyeuse Aphrodite !

« La sereine Beauté s’est révélée aux dieux.
Ouranos, qui voit tout de ses millions d’yeux,
Par son tour accompli mesure les journées.
Entrelaçant leurs mains, les Heures fortunées
Dansent légèrement dans les hauteurs du ciel ;
Et, seul maître, cachant un sourire cruel,
Cronos poursuit en paix de secrètes pensées.
Les limites du stable univers sont fixées. »

*

L’Amour s'était posé, dans son vol inquiet,
Sur le sein de la Terre émue et haletante.
Il soupirait lassé d’une si longue attente ;
Et bientôt, retrouvant sa joie, il souriait.

« Terre, dit-il enfin, pourquoi ces vaines luttes ?
Le monde est désormais la pâture du temps.
Quel avenir se cache à mes yeux ? Je n’entends
Pas encore chanter la cithare et les flûtes. »

« Patience, gronda la Terre. O noble Amour,
Pour accomplir mon œuvre il me faut plus d’un jour !
Haïssant toute chose et rongé par l’envie,
Le vieux Cronos voudra stériliser le vie.
Les fleurs, le gai soleil, ma robe de printemps,
La beauté de la mer et des cieux éclatants,
Il voudra sans retour les Aire disparaître.
Puisqu’au salut du monde il est devenu traître,
 La Terre lui prépare une terrible fin.
Qu’il dévore ses fils pour assouvir sa faim !
Il n’engloutira pas Zeus, mon dernier refuge,
L’enfant béni, celui qui sera le seul Juge,
Zeus, plus fort que le temps, Zeus, l’invincible roi
Qui fera refleurir les saisons par la Loi !
Car le vieillard, déçu, mange une lourde pierre ;
Et moi, loin de ses jeux, sans clore la paupière,
Je veille sur l’enfant sacré que je chéris.
Les cymbales d’airain couvrent ses premiers cris.
Il grandit allaité par une forte chèvre
Et mes abeilles d’or bourdonnent sur sa lèvre.
Gloire à Zeus ! il sera l’incorruptible éther,
Le subtil aliment des astres, le feu clair
Qui sillonne la nue ; il brandira l’Egide
Par qui le ciel s’azure et redevient limpide.
Gloire à Zeus ! le vieux roi cède à son dernier-né ;
Dans le large Tartare il gémit enchaîné.
Victoire à Zeus tonnant ! sa foudre qui s’allume
Frappe sur les Titans comme sur une enclume ;
Ses ennemis seront écrasés sous les monts
Et j’entendrai râler leurs monstrueux poumons !

« Voici que Zeus frémit de désir. O merveille !
Tout renaît ; le printemps suave se réveille.
L’air est plein de clarté, de joie et de douceur.
Souriant, Zeus attire à lui sa noble sœur ;
Le safran, le lotus et la fraîche hyacinthe
Sont leur couche fleurie en cette union sainte ;
Et, pour goûter l’amour tendre et timide encor,.
Ils s’enlacent cachés par un nuage d’or.

« Oh ! regarde ! vois-tu l’Olympe magnifique ?
Entends-tu cette fois la céleste musique ?
Les Muses, lentement, développent un chœur.
Debout, la mitre d’or au front, l’Archer vainqueur,
Le dieu jeune conduit leurs voix mélodieuses
Par les sons de la Lyre aux cordes radieuses.
Vois briller Aphrodite, et la svelte Artémis
Qui dans le ciel des nuits s’élance comme un lis ;
Et la vierge aux yeux clairs, Pallas, vaillante et pure,
La Sagesse qui vint au monde sans souillure,
Ayant jailli de Zeus -comme l’éclair du ciel ;
Et, trônant à côté de son frère immortel,
Héra, que pour épouse auguste il a choisie.
Tous, couronnés de fleurs et repus d’ambroisie,
Au péan d’Apollon s’abandonnent joyeux,
Et la félicité rayonne de leurs yeux. »

*

C’est ainsi que chantait la Terre triomphante.
« Amour, s’écria-t-elle, Amour, tu m’aimeras !
Je te yeux. Serre-moi fortement dans tes bras.
Couche-toi sur mon corps : viens, il faut que j’enfante. »

L’Amour, enveloppé de ses ailes, pleurait.
« Tu me parles des dieux que la lumière enivre...
Mais, ô Terre, la race humaine voudrait vivre ;
Me dévoileras-tu son avenir secret ?

« Je la sais grande et noble, et mon souffle est en elle.
Pourtant les hommes, vils et dévorés de maux,
M’apparaissent ainsi que de lourds animaux
Et semblent tâtonner dans une ombre éternelle.

« Ils mordent dans la chair sanglante des aurochs ;
Leur stupide justice est la hache de pierre ;
Et, pour perpétuer leur race carnassière,
Ils se glissent le soir dans la fente des rocs.

« Qui leur enseignera qu’une immortelle flamme
Brûle dans leur poitrine et reluit dans leurs jeux ?
Qui leur relèvera la face vers les cieux
D’où leur vient la divine étincelle de l’âme ? »

*

La Terre murmura : « Prométhée. Et les dieux
Feront manger son cœur par un aigle odieux,
Mais nulle cruauté ne troublera l’extase
Du glorieux Titan cloué sur le Caucase,
Rien ne peut s’accomplir sans lutte et sans malheur.
Zeus châtiera, s’il veut, le sublime voleur
De la flamme céleste : il faut que Prométhée
Livre à mes derniers fils la nature domptée.
Il a cueilli la foudre ainsi qu’un fruit vermeil ;
Il a pris une roue au char du clair soleil ;
Et la race qu’il voit triompher dans ses rêves
Pourra forger des socs de charrue et des glaives.
Oui, courbant sous le joug les robustes taureaux,
Peuple de laboureurs et de calmes héros,
L’humanité vivra, d’âge en âge plus grande.
Je serai devant Zeus une éternelle offrande ;
Et le Roi, que désarme un simple autel de fleurs,
Songeant à Prométhée abreuvé de douleurs
Tandis qu’entre les dieux la coupe d’or circule,
Le fera délivrer par la force d’Hercule. »

*

Elle dit, et l’Amour s’écria transporté,
Pâle, mais rayonnant de joie et de clarté :

« J’adore la beauté du monde.
Je vois des siècles lumineux
Sortir de toi, Terre féconde,
Et mon âme tressaille en eux.
Beaux, cléments, dignes de leurs temples,
Les dieux sont d’immortels exemples.
Zeus devient son propre vainqueur ;
Il a près de lui la Justice,
Afin qu’une voix l’avertisse
Des troubles secrets de son cœur.

« Quand les dieux font trembler l’abîme
Par d’épouvantables combats,
Zeus rit dans son cœur magnanime
Et sa foudre n’éclate pas :
Car les Olympiens sont frères
Et de leurs passions contraires
Naissent l’harmonie et la paix.
O Terre ardente qui m’enlaces,
Je m’abandonne et te rends grâces :
Le Bien triomphe à tout jamais !

« Homme, il est juste que tu meures ;
Mais, purifié par le feu,
Tu peux monter vers les demeures
Où le grand Hercule est un dieu.
Fleuris, ô monde, et fructifie !
Je suis l’Amour : je suis la Vie.
Que mon souffle anime les cieux ;
Que ma lumière les sature ;
Que dans l’éternelle nature
Je m’épanche silencieux... »

*

Et la voix s’éteignit au loin dans retendue.
Il semblait que, par un effort désespéré,
La Terre devînt femme, et que son front sacré
Eût comme une crinière emmêlée et tordue.

 Son désir s’exhalait en longs hennissements.
Sur son corps monstrueux s’enflèrent des Mamelles ;
Et, lorsqu’elle sentit le vent des grandes ailes,
Pour étreindre sa joie elle eut des bras aimants.

Alors fut accompli l’adorable mystère.
Caressante, elle sut envelopper l’Amour ;
Il répandit en elle un large flot de jour,
Et les ailes du dieu palpitaient sur la Terre.

Collection: 
1875

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