« Toi qui dans l’air léger lances d’un souffle pur
La chanson de ta flûte en gammes vers l’azur
Et qui, longtemps assis devant la mer sacrée,
L’admires, tour à tour, rose à peine ou pourprée,
Quand le soleil se lève ou tombe à l’horizon ;
O toi, qui, pour rentrer, le soir, en ta maison,
Suis ce sentier charmant qui va par la prairie
Et qui s’arrête au seuil de ta porte fleurie,
Sache au moins être heureux de ta félicité
Et combien purs et beaux tes jours auront été,
Car ton chien est fidèle et ton troupeau docile,
Et tu peux oublier que la verte Sicile,
Sous ses blés jaunissants et ses hautes forêts,
En son sein ténébreux cache un obscur secret ;
Mais, dans le ciel noirci que son sommet embrume,
Regarde quelquefois, au loin, l’Etna qui fume,
Et, quelquefois aussi, lorsque tu t’en reviens,
Laisse aller devant toi tes chèvres et ton chien ;
Couche-toi sur le sol et pose ton oreille
Contre terre. Entends-tu, qui, peu à peu, s’éveille
Et qui gémit et gronde avec un bruit d’airain,
La sonore rumeur d’un écho souterrain ?
« C’est nous qui, sous la terre émue à notre haleine,
En cadence frappons l’enclume souterraine
Dont l’Etna porte au ciel la nocturne lueur.
Nous sommes là, couverts d’une chaude sueur,
Occupés dans la nuit furieuse et sans astres
A fondre le métal que nos marteaux vont battre.
Il court, fusible et clair, s’allonge et s’étrécit ;
Brûlant, il étincelle, et froid, il se durcit.
La flamboyante orgie éclate. L’on est ivre
De l’arôme du fer et de l’odeur du cuivre.
Voici de l’or qui fond et de l’argent qui bout ;
L’alliage subtil les mêle en un seul tout.
Notre peuple travaille, accouple, unit et forge !
La colère à forger nous saisit à la gorge
Et nous gonfle le muscle et nous brûle le sang.
Notre souffle inégal suit notre bras puissant,
Car, de tout ce métal qu’il martèle sans trêve,
S’aiguisent par milliers les lances et les glaives,
Et la bataille sort de notre antre guerrier.
Notre œil unique, c’est ton orbe, ô bouclier !
Et nos torses fumants que la scorie encrasse
Ont servi de modèle à mouler la cuirasse,
Et c’est nous, de qui l’œuvre obscur et souterrain
Pour la ville aux dieux d’or fait des portes d’airain.
« Condamnés à la nuit, Cyclopes, nous aurions,
Comme d’autres, aimé le jour et les rayons,
Le soleil, la clarté, l’air vaste, la lumière,
Mais notre race, hélas ! de l’ombre est prisonnière.
C’est ainsi. La sueur nous coule de la peau
Tandis que court la source et glisse le ruisseau,
Furtive entre les joncs et pensif sous les chênes,
Et que la Nymphe rit d’être nue aux fontaines !
Le vent frais eût séché nos corps laborieux.
La terre est belle. Non. Les fleurs pour tous les yeux
Multicolores et charmantes sont écloses,
Un sang divin triomphe en la pourpre des roses,
Mais l’œil déshérité qui s’ouvre à notre front
N’était pas fait pour voir ce que d’autres verront,
Et, lorsque l’un de nous en rampant sur le ventre
Se hasarde au dehors debout au seuil de l’antre,
Le chien hurle à sa vue et le troupeau s’enfuit ;
Chacun en le voyant s’écarte devant lui.
C’est en vain qu’un instant au soleil il s’étire.
On a peur. Les oiseaux s’envolent, et le rire
Des femmes s’interrompt en un cri, et l’on voit,
L’une dans le verger et l’autre vers le bois,
Se cacher Lycoris et courir Galatée ;
La flûte du berger se tait, épouvantée,
Si le pas du Cyclope a troublé l’air divin.
« Bien plus. Les Faunes même et même les Sylvains
Nous lancent des cailloux et nous jettent des pierres,
Et notre œil attristé sous sa lourde paupière
Les fait rire de nous dans leurs barbes. C’est vrai
Que l’ombre nous a faits rauques, gauches et laids.
Le marteau a rendu gourdes nos mains difformes ;
L’âpre feu nous a cuit le visage. Nous sommes
Tout haletants encor du labeur souterrain,
Et notre souffle gronde en nos gorges d’airain.
« Laisse donc le printemps fleurir la terre douce.
Ne te hasarde plus vers ce qui te repousse,
Bon Cyclope ! Reprends en bas ton œuvre obscur ;
Le four ronfle ; la cuve est pleine et bout. L’azur
Du ciel est souriant, là-haut, aux blés que dore
Ce soleil qui pour toi n’aura pas eu d’aurore.
Retourne à ta caverne et rentre dans ta nuit ;
Descends vers la rumeur et descends vers le bruit,
Et ne t’occupe plus de l’homme et de la terre.
Sue et peine et, parfois, pourtant, pour te distraire,
Songe que ton Destin, noir Ouvrier, est beau.
O Forgeron, tu as pour sceptre le marteau !
Ta couronne terrestre est un Etna qui fume ;
Et, lorsque à tour de bras tu frappes sur l’enclume,
Pense donc que tu fais aussi, toi, comme un dieu,
Naître des fleurs de flamme et des roses de feu. »