Jocelyn/Nouvel épilogue

 

Là, sans doute la mort avait fermé le livre.
Je voulus engager la servante à me suivre,
Elle me répondit en me montrant du doigt
L'arbuste enraciné dans les fentes du toit :
« A ces murs, comme lui, ma vie a pris racine,
On me laissera bien vieillir sous ces ruines.
Qu'est-ce qui soignerait ce seuil abandonné ?
On m'y rapportera le pain que j'ai donné. »
Je sifflai vainement le chien du jeune prêtre,
Il s'émut à la voix de l'ami de son maître,
Mais flairant le sentier qui menait au cercueil,
Sans faire un pas plus loin il me suivit de l'oeil. ;
Les oiseaux affranchis revinrent à leur cage,
Et je n'emportai rien de son pauvre héritage,
Que sur sa croix de bois son vieux Christ de laiton,
Ces feuillets déchirés, sa Bible et son bâton.
 
Six mois après, au temps où l’on coupe les seigles,
Je vins herboriser aux montagnes des Aigles.
Et, de mon pauvre ami le récit à la main,
De la grotte, en lisant, je cherchais le chemin.
Du drame de ses jours j’explorais le théâtre,
Lorsque je rencontrai par hasard le vieux pâtre.
Je m’assis près de lui, sur l’herbe, au bord des flots ;
Nous causâmes ensemble à peu près en ces mots :

 

LE PÂTRE.

Qui cherchez-vous, monsieur, dans ces déserts ?

 

MOI.

                                                                                 La place
D’une histoire d’amour que ce livre retrace,
La grotte où deux enfants, sous les yeux du Seigneur,
Eurent tant d’innocence avec tant de bonheur ;
Montrez-moi le tombeau de la dame inconnue.

 

LE PÂTRE.

Quoi ! cette histoire aussi jusqu’à vous est venue ?

 

MOI.

J’étais le seul ami de l’un des deux amants,

(En lui montrant le manuscrit.)

Et j’ai là le récit de tous leurs sentiments.

 

LE PÂTRE.

Je voudrais bien savoir si ce livre me nomme.

 

MOI.

Vous ?

 

LE PÂTRE.

           Oui, moi.

 

MOI.

                               Et comment ?

 

LE PÂTRE.

                                                        Je ne suis qu’un pauvre homme ;
Et c’est moi qui fus cause, hélas ! sans le savoir,
De leur bonheur trop court et de leur désespoir.

 

MOI.

Quoi ! vous seriez... ?

 

LE PÂTRE.

                                        C’est moi qui leur montrai la route
De la grotte, et deux ans les cachai sous sa voûte ;
C’est moi qui les nourris, elle et lui, de mon pain.
Tenez, voyez là-haut, au-dessus du sapin,
À droite, un peu plus bas que cette aiguille blanche :
Vous suivrez le ravin comblé par l’avalanche ;
Par une gorge étroite, après, vous descendrez
Jusqu’aux rives du lac, bordé de petits prés ;
Et là, près de la grève où son écume flotte,
Vous verrez trois tombeaux à deux pas d’une grotte.

 

MOI.

Trois tombeaux ? Le récit ne parle que de deux :
Le proscrit et Laurence.

 

LE PÂTRE.

                                         Et leur ami près d’eux.

 

MOI.

Quoi ! Jocelyn ici ? Vous vous trompez.

 

LE PÂTRE.

                                                                    Lui-même.
Il repose en ces lieux auprès de ce qu’il aime.
Instruite, on ne sait trop comment, des grands secrets,
Quand Marthe eut tout trahi par des mots indiscrets,
Ses pauvres paroissiens, par pitié pour son âme,
Rapportèrent son corps au tombeau de la dame ;
Et depuis deux saisons ils sont couchés tous trois
Aux lieux qu’ils ont aimés, et sous la même croix.

 

MOI.

Ah ! vers ces trois tombeaux, berger, menez-moi vite !
J’aime à fouler le sol que sa dépouille habite,
Comme on aime à s’asseoir sur le bloc attiédi
Où le rayon du jour à peine est refroidi.
Allons ! le jour encore éclaire la montagne.

 

LE PÂTRE.

N’attendez pas, monsieur, que je vous accompagne ;
Pour la dernière fois j’ai foulé ces sommets.
Allez-y seul ; mes pieds n’y monteront jamais !

 

MOI.

Avez-vous donc, berger, peur de ce coin de terre ?

 

LE PÂTRE.

Il se passe, monsieur, là-haut quelque mystère
Que l’homme encor pécheur profane en regardant :
C’est comme un Dieu caché dans un buisson ardent.

 

MOI.

Qu’avez-vous vu ? Parlez !

 

LE PÂTRE.

                                                 Oh ! des choses étranges
Et faites seulement pour les regards des anges.

 

MOI.

Ne m’ouvrez pas ainsi votre cœur à demi.
Je crois en Dieu, berger, et j’étais leur ami !

 

LE PÂTRE.

Vous voulez donc, monsieur, que je vous le raconte ?
Dieu sait si je vous mens, et pourtant j’en ai honte.
Vous direz : « C’est un rêve ! » et je ne dormais pas.
Un jour, près des tombeaux j’avais porté mes pas ;
Pour ces trois chers défunts j’avais dit mes prières,
Fait trois signes de croix, et baisé leurs trois pierres ;
Puis, les yeux par mes pleurs encor tout obscurcis,
Non loin, au bord du lac, pensif, j’étais assis.
Aucun vent n’en frôlait la surface limpide ;
L’eau profonde y dormait, transparente et sans ride ;
Et je laissais mes yeux, qui regardaient sans voir,
Avec distraction flotter sur ce miroir.
La cime des glaciers avec ses neiges blanches,
La grotte et ses tombeaux, les chênes et leurs branches,
Et le dôme serein d’un pan de firmament,
Tout s’y réfléchissait, clair, dans l’éloignement.
Soudain l’onde immobile, où mon regard se plonge,
S’illumine ; et je vois, comme l’on voit en songe,
Deux figures sortir du ciel resplendissant,
Aux cimes du glacier descendre en s’embrassant,
Et, comme deux oiseaux dont l’aile est éclairée,
S’abattre sur la grotte et planer à l’entrée.
Ébloui des clartés que l’eau semblait darder,
Sans haleine, j’osais à peine regarder ;
Mais l’image dans l’eau s’éclairant à mesure,
Je reconnus, monsieur, l’une et l’autre figure.

 

MOI.

Et c’était... ?

 

LE PÂTRE.

                         Jocelyn ! et Laurence avec lui !
Si j’avais pu marcher, je me serais enfui ;
Mais je restai cloué de terreur à ma place,
Et mes yeux, malgré moi, les voyaient dans la glace,
Vêtus d’air et de jour au lieu de vêtements,
Se tenant par la main ainsi que deux amants ;
Sur l’herbe qui frémit leurs pieds joints s’arrêtèrent,
Et de là, sans parler, leurs regards se portèrent
Sur les sites, les eaux, les arbres du beau lieu,
Comme quand on arrive, ou qu’on va dire adieu ;
Tour à tour l’un à l’autre ils se montraient du geste,
Du temps de leurs amours, hélas ! le peu qui reste,
Les plantes, les rochers, les chênes éclaircis,
La mousse au bord du lac où l’on s’était assis,
La source extravasée et les nids d’hirondelles,
Et la plume par terre arrachée à leurs ailes ;
Puis ils se regardaient, souriant, elle et lui,
Comme quelqu’un qui voit son idée en autrui ;
Et Laurence, abaissant une main jusqu’aux herbes,
Des mille fleurs des prés cueillait de grosses gerbes,
Feuille à feuille, au hasard, nuançait leurs couleurs,
Et de la tête aux pieds se revêtait de fleurs,
Comme une aurore au ciel se revêt de la nue ;
Et l’amant embaumé s’enivrait de sa vue.
Et, comme pour venir assister à leurs jeux,
Tout ce qu’ils appelaient ressuscitait pour eux ;
Et les plantes croissaient à leur seule pensée,
Et la biche accourait lécher leur main baissée,
Et le chien au soleil se couchait à leurs pieds,
Et les pigeons enfuis de leurs nids, effrayés,
Par Laurence nommés revenaient d’un coup d’aile
Becqueter son épaule et planer autour d’elle.
Et puis je vis venir d’en haut, monter d’en bas,
Hommes, femmes, enfants, que je ne connus pas,
à ces noces du ciel foule que Dieu convie,
Venant pour retracer et bénir une vie.
Jocelyn, lui du moins, tous les reconnaissait,
Car par son nom mortel chacun le bénissait.
Et deux anges de Dieu sur l’herbe descendirent ;
Sur le couple béni leurs ailes s’étendirent ;
Et ces ailes formaient comme un grand dôme bleu
Pour ombrager leurs fronts d’un invisible feu
Et j’entendis les voix d’un million de génies
Se répandre sur l’onde en vagues d’harmonies ;
Et pendant qu’ils chantaient, les anges du Seigneur
Aux doigts des deux amants rougissant de bonheur
Passaient le double anneau des noces éternelles,
Et sur leurs fronts baissés, ouvrant un peu leurs ailes,
Laissaient percer du ciel un rayon de l’amour
Et mes yeux, foudroyés de ce céleste jour,
Virent les deux amants ne former qu’un seul être
Où l’un ne pouvait plus de l’autre se connaître,
Et dans un lumineux évanouissement
Fondre comme une étoile au jour du firmament.
Et comme, pour mieux voir, je détournais la tête,
Tout le lac frissonna du vol de la tempête,
Et roula dans ses bruits, avec solennité :
« Laurence ! Jocelyn ! amour ! éternité ! »

Collection: 
1810

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