Jocelyn/Prologue

 
J’étais le seul ami qu’il eût sur cette terre,
Hors son pauvre troupeau ; je vins au presbytère
Comme j’avais coutume, à la Saint-Jean d’été,
À pied, par le sentier du chamois fréquenté,
Mon fusil sous le bras et mes deux chiens en laisse,
Fatigué de gravir ces monts croissant sans cesse,
Mais songeant au plaisir que j’aurais vers le soir
À frapper à sa porte, à monter, à m’asseoir
Au coin de son foyer tout flamboyant d’érable,
À voir la blanche nappe étendue, et la table,
Couverte par ses mains de légume et de fruit,
Nous rassembler causant bien avant dans la nuit ;
Il me semblait déjà dans mon oreille entendre
De sa touchante voix l’accent tremblant et tendre,
Et sentir, à défaut de mots cherchés en vain,
Tout son cœur me parler d’un serrement de main,
Car, lorsque l’amitié n’a plus d’autre langage,
La main aide le cœur et lui rend témoignage.

Quand je fus au sommet d’où le libre horizon
Laissait apercevoir le toit de sa maison,
Je posai mon fusil sur une pierre grise
Et j’essuyai mon front que vint sécher la brise
Puis regardant, je fus surpris de ne pas voir
D’arbre en arbre au verger errer son habit noir
Car c’était l’heure sainte où, libre et solitaire,
Au rayon du couchant il lisait son bréviaire ;
Et plus surpris encor de ne pas voir monter,
Du toit où si souvent je la voyais flotter,
De son foyer du soir l’ordinaire fumée.
Mais, voyant au soleil sa fenêtre fermée,
Une tristesse vague, une ombre de malheur,
Comme un frisson sur l’eau courut sur tout mon cœur,
Et, sans donner de cause à ma terreur subite,
Je repris mon chemin et je marchai plus vite.

Mon oeil cherchait quelqu’un qu’il pût interroger,
Mais dans les champs déserts, ni troupeau, ni berger
Le mulet broutait seul l’herbe rare et poudreuse
Sur les bords de la route, et dans le sol qu’il creuse
Le soc penché dormait à moitié d’un sillon ;
On n’entendait au loin que le cri du grillon
Au lieu du bruit vivant, des voix entremêlées
Qui montent tous les soirs du fond de ces vallées.
J’arrive et frappe en vain le gardien du foyer,
Son chien même à mes coups ne vient pas aboyer ;
Je presse le loquet d’un doigt lourd et rapide,
Et j’entre dans la cour, aussi muette et vide.
Vide ? Hélas ! mon Dieu, non ; au pied de l’escalier
Qui conduisait de l’aire au rustique palier,
Comme un pauvre accroupi sur le seuil d’une église,
Une figure noire était dans l’ombre assise,
Immobile, le front sur ses genoux couché,
Et dans son tablier le visage caché.
Elle ne proférait ni plainte ni murmure ;
Seulement du drap noir qui couvrait sa figure
Un mouvement léger, convulsif, continu,
Trahissait le sanglot dans son sein retenu ;
Je devinai la mort à ce muet emblème
La servante pleurait le vieux maître qu’elle aime.
« Marthe ! dis-je, est-il vrai ?... » Se levant à ma voix
Et s’essuyant les yeux du revers de ses doigts :
« Trop vrai ! montez, monsieur, on peut le voir encore,
On ne doit l’enterrer que demain à l’aurore ;
Sa pauvre âme du moins s’en ira plus en paix
Si vous l’accompagnez de vos derniers souhaits.
Il a parlé de vous jusqu’à sa dernière heure :
« Marthe, me disait-il, si Dieu veut que je meure,
« Dis-lui que son ami lui laisse tout son bien
« Pour avoir soin de toi, des oiseaux et du chien. »
Son bien ! n’en point garder était toute sa gloire ;
Il ne remplirait pas le rayon d’une armoire.
Le peu qui lui restait a passé sou par sou
En linge, en aliments, ici, là, Dieu sait où.
Tout le temps qu’a duré la grande maladie,
Il leur a tout donné, monsieur, jusqu’à sa vie ;
Car c’est en confessant, jour et nuit, tel et tel,
Qu’il a gagné la mort. – Oui, lui dis-je, et le ciel ! »
Et je montai. La chambre était déserte et sombre
Deux cierges seulement en éclaircissaient l’ombre,
Et mêlaient sur son front leurs funèbres reflets
Aux rayons d’or du soir qui perçaient les volets,
Comme luttent entre eux, dans la sainte agonie,
L’immortelle espérance et la nuit de la vie.

Son visage était calme et doux à regarder ;
Ses traits pacifiés semblaient encor garder
La douce impression d’extases commencées ;
Il avait vu le ciel déjà dans ses pensées,
Et le bonheur de l’âme, en prenant son essor,
Dans son divin sourire était visible encor.
Un drap blanc recouvert de sa soutane noire
Parait son lit de mort ; un crucifix d’ivoire
Reposait dans ses mains sur son sein endormi,
Comme un ami qui dort sur le cœur d’un ami ;
Et, couché sur les pieds du maître qu’il regarde,
Son chien blanc, inquiet d’une si longue garde,
Grondait au moindre bruit, et, las de le veiller,
Écoutait si son souffle allait se réveiller.
Près du chevet du lit, selon le sacré rite,
Un rameau de buis sec trempait dans l’eau bénite ;
Ma main avec respect le secoua trois fois,
En traçant sur le corps le signe de la croix.
Puis je baisai les pieds et les mains ; le visage
De l’immortalité portait déjà l’image,
Et déjà sur ce front, où son signe était lu,
Mon oeil respectueux ne voyait qu’un élu.
Puis, avec l’assistant disant les saints cantiques,
Je m’assis pour pleurer près des chères reliques ;
Et, priant et chantant et pleurant tour à tour,
Je consumai la nuit et vis poindre le jour.

Près du seuil de l’église, au coin du cimetière,
Dans la terre des morts nous couchâmes la bière ;
Chacun des villageois jeta sur le cercueil
Un peu de terre sainte en signe de son deuil ;
Tous pleuraient en passant et regardaient la tombe
S’affaisser lentement sous la cendre qui tombe ;
Chaque fois qu’en tombant la terre retentit,
De la foule muette un sourd sanglot sortit.
Quand ce fut à mon tour : « Ô saint ami ! lui dis-je,
Dors ; ce n’est pas mon cœur, c’est mon oeil qui s’afflige.
En vain je vais fermer la couche où te voilà,
Je sais qu’en ce moment mon ami n’est plus là ;
Il est où ses vertus ont allumé leur flamme,
Il est où ses soupirs ont devancé son âme ! »
Je dis ; et tout le soir, attristant ces déserts,
Sa cloche en gémissant le pleura dans les airs,
Et, mêlant à ses glas des aboiements funèbres,
Son chien, qui l’appelait, hurla dans les ténèbres.

Et moi, seul avec Marthe en ce morne séjour,
J’allais, je revenais du jardin à la cour,
Cherchant et retrouvant en chaque endroit sa trace,
Le voyant, lui parlant, et lui laissant sa place,
Feuilletant tout ouvert quelque livre pieux,
En lisant un passage et m’essuyant les yeux.
« N’écrivait-il jamais ? – Quelquefois le dimanche,
Me dit Marthe, il veillait sur une page blanche,
Et quand elle était noire, au fond d’un vieux panier
Il la jetait, et moi, dans un coin du grenier
Je balayais la feuille au retour de l’aurore.
Ce qu’ont laissé les rats y peut bien être encore. »
J’y montai ; j’y trouvai ces pages où sa main
Avait ainsi couru sans ordre et sans dessein,
Semblables à ces mots qu’un rêveur solitaire
Du bout de son bâton écrit avec mystère ;
Caractères battus par la pluie et les vents,
Et dont l’oeil se fatigue à renouer le sens :
Bien des dates manquaient à ce journal sans suite,
Soit qu’il eût déchiré la page à peine écrite,
Ou soit que Marthe en eût allumé ses flambeaux
Et les vents sur son toit dispersé les lambeaux.
Déplorant à mon cœur mainte feuille ravie,
Mon oeil de ces débris recomposait sa vie,
Comme l’oeil, éclairé d’un rayon de la nuit,
Et s’égarant au loin sur l’horizon qui fuit,
Voit les anneaux glissants d’un fleuve à l’eau brillante
Dérouler flots à flots leur nappe étincelante,
Se perdre par moment sous quelque tertre obscur,
Dans la plaine plus bas reparaître plus pur,
Se briser de nouveau dans les prés qu’il arrose ;
Mais suivant du regard le sillon qu’il suppose,
Et sous les noirs coteaux devinant ses détours,
De mille anneaux rompus recompose un seul cours.
C’est ainsi qu’à travers de confuses images
De ce journal brisé j’ai recousu les pages.
Si d’une ombre souvent le texte est obscurci,
Complétez en lisant ces pages ; les voici.

Collection: 
1810

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