Fragment à Mme ***

 
L’envoi des vers suivants était accompagné de ces mots :
« Puisque vous voulez des vers qui, détachés du reste, ne
signifient absolument rien, je vous envoie ceux-ci ; agréez,
Madame, cet envoi comme la preuve irrécusable de mon
obéissance et de ma parfaite abnégation. »

Il se terminait ainsi : « Vous voyez bien que vous n’en savez
pas plus après qu’avant. »

» N’est-il plus sur la terre, où l'âme est asservie,
D’exil à notre foi, de refuge à la vie ?
Plus de secrets berceaux où l’on renaisse encor,
Sous les doigts de son ange, à son bel âge d’or ?
Plus d’ombre où la jeune âme indolente et divine,
Dans un doux souvenir rêvant son origine,
Et de l’intime lyre écoutant un accord,
De la terre à son Dieu remonte sans effort ?

» N’est-il plus pour le barde indocile et sauvage
D’amoureuses fraîcheurs, de solitaire ombrage,
Où d’un lointain passé l’écho mélodieux
Nous parle d’un ami qui nous entend des cieux ?
Dans l’oubli des ingrats, jurant à ceux qu’on aime
Un amour sans mélange, une foi sans blasphème...
Ne pourrons-nous revoir quelque vallée en fleurs,
Où nos yeux fatigués désapprennent les pleurs ?
................................................................

» Tu glissas sur la terre, âme jeune et plaintive,
Comme aux cordes d’un luth une main fugitive,
Pour en tirer toujours les doux chants du regret,
Ou l’écho passager d’un céleste secret.
................................................................

» Mais quand les oublieux, dédaignant cette lyre,
N’en écouteront pas les accords que j’en tire,
Moi, gardien jaloux de leur virginité,
Je ne veux que la nuit et que l’éternité.
................................................................

» Viens donc, emporte-moi, souffle libre et sublime !
Des frais gazons du val aux neiges de la cime.
Là-haut ! fuyons là-haut. De ces monts radieux
Notre tombe s’éclipse, et le ciel s’ouvre mieux.
Là, j’aurai pour flambeaux les murmurants mystères
Des abîmes voilés... pour mes seules prières
L’hymne sourd qu’entonna leur bouche de géant...
Puis, à défaut d’espoir, leur vague et bleu néant ! »
................................................................

C’est ainsi qu’il chantait, et la voile sifflante
Fuyait du frais Léman la rive nonchalante.
Aux feux dorés du soir, ses regards soucieux
Sous la vague sondaient le bleu chemin des cieux.
Docile amour des airs, la voile ondule et plie.
À l’horizon du lac, dans leur mélancolie,
Les Alpes et les cieux rougissent tour-à-tour,
S’entretenant au loin d’un mutuel amour.

De la brillante nuit, messagère plaintive,
Une vague indolente expirait sur la rive,
Comme un signe d’adieu, sur les sables du bord
Secouant de son eau les fraîches perles d’or.
Plus blanche était l’écume, et les rives plus noires...
Et les longs peupliers au bout des promontoires,
Se berçant dans leur rêve, au souffle frais et pur,
Mariaient leur feuillage aux pâleurs de l’azur.
................................................................

C’était l’heure douteuse où l’Alpe au front de rose,
Dépassant dans les cieux l’ombre de toute chose,
Voit bleuir à ses pieds de profondes forêts,
Aspirant les parfums de ses gazons plus frais ;

L’heure où les pâtres blonds, à la taille grossière,
Accroupis dans la cendre, autour de la chaudière,
Mêlant un long silence au doux son de leur voix,
Travaillent leurs cuillers ou leurs jattes de bois.
................................................................

Collection: 
1833

More from Poet

  • (extrait)

    ... Ne crains plus d'exister ! L'avenir, c'est l'enfance !
    Le plus vieux souvenir, la plus jeune espérance,
    Sont deux frères jumeaux, aux pas silencieux,
    Qui se mirent dans l'âme en marchant dam les cieux.

  • (extraits)

    ... Ils vont toujours. L'horizon s'ouvre immense,
    Il se gonfle, il se perd, et toujours recommence ;
    Confus, inépuisable, il s'enfuit, reculant
    L'orageuse étendue au flot étincelant.
    Et les monts sur les monts s'accumulent sans cesse ;
    Le haut...

  • (extrait)

    ... Quand sur les champs du soir la brume étend ses voiles,
    Lorsque, pour mieux rêver, la Nuit au vol errant,
    Sur le pâle horizon détache en soupirant
    Une ceinture d'or de sa robe d'étoiles ;

    Lorsque le crépuscule entr'ouvre, aux bords lointains,
    ...

  •  
    J’ai vu l’ange de la prairie,
    Au crépuscule, dans les fleurs,
    Interrompant sa rêverie,
    Entr’ouvrir ses yeux tout en pleurs.

    Le vieux saule était sans murmure,
    Dans les vagues clartés du jour,
    Et l’eau du lac était moins pure,
    Et nos cieux...

  •  
    Creusez, jeune ouvrier... Dans la nuit souterraine
    Le vent du ciel apporte un parfum de printemps.
    L’air est bleu, l’air est frais, remontez vers la plaine ;
    Là, peut-être l’amour vous pleure dés longtemps.

    « Bientôt je reverrai la blonde Eléonore, »
    Se...