C’est vainement, Fréron, qu’en tes sages écrits
Dévouant nos cotins à de justes mépris,
Tu prétens, du bon goût retarder la ruine ;
C’en est fait : sur ces bords, où le vice domine,
Plus puissante, renaît l’hydre des sots rimeurs,
Et la chûte des arts suit la perte des mœurs.
Par l’erreur et l’orgueil nommé philosophie,
Un monstre, chaque jour, croît et se fortifie,
Qui, d’honneurs usurpés, parmi nous revêtu,
Etouffe les talens et détruit la vertu :
C’est, en nous dégradant, qu’il brigue nos louanges ;
Précipité par lui du ciel dépeuplé d’anges,
Dieu n’est plus ; l’ame expire ; et roi des animaux,
L’homme voit ses sujets devenir ses égaux :
Ce monstre toutefois n’a point un air farouche,
Et le nom des vertus est toujours dans sa bouche.
D’abord, faible pigmée et novateur discret,
Pour mieux braver les loix, caché dans le secret,
Il prêchoit, ignoré, ses maximes fatales :
Bientôt géant nourri d’intrigues, de cabales,
Il osa, du public affrontant les regards,
Marcher sur l’Hélicon, juge et dieu de nos arts ;
Fermer à ses rivaux le temple de mémoire
Ouvert aux seuls auteurs, apôtres de sa gloire ;
Humilier les rois, et tyran des mortels,
S’asseoir sur les débris du trône et des autels.
Jeune homme, il vous sied bien d’insulter la sagesse !
Attaquer ses enfans ! Quelle scélératesse !
Vous croyez donc en Dieu ? De quel siecle êtes-vous ?
Du moins, de votre honneur si vous êtes jaloux,
Gardez-vous de le dire, et respectez vos maîtres :
Croire en Dieu fut un tort permis à nos ancêtres ;
Mais dans notre âge ! Allons ; il faut vous corriger ;
Eclairez-vous, jeune homme, au lieu de nous juger ;
Pensez : (à vos progrès ce défaut seul s’oppose ; )
Si vous saviez penser, vous feriez quelque chose :
Sur-tout point de satyre ; oh ! C’est un genre affreux !
Qui vous a dit, parlez, Zoïle ténébreux,
Que des mœurs, parmi nous, la perte étoit certaine ;
Que les beaux arts couroient vers leur chûte prochaine ?
Par-tout, même en Russie, on vante nos auteurs :
Comme l’humanité règne dans tous les cœurs !
Vous ne lisez donc pas le mercure de France ?
Il cite au moins, par mois, un trait de bienfaisance.
De la Philosophie illustre défenseur,
Ainsi, plaignant mon sort, damis, profond penseur,
Eclaire humainement mon aveugle ignorance ;
De nos arts, de nos mœurs garantit l’excellence ;
Et sans plus de raisons, si je réplique un mot,
Pour prouver que j’ai tort, il me déclare un sot.
Mais de ces sages vains confondons l’imposture ;
De leur règne fameux retraçons la peinture ;
Et dussai-je mourir dans mon obscurité ;
Du puits, sans m’effrayer, tirons la vérité.
Eh ! Quel temps fut jamais en vices plus fertile ;
Quel siècle d’ignorance, en vertus plus stérile,
Que cet âge nommé siècle de la raison ?
L’écrit le plus impie est un fort beau sermon,
Sur l’amour du prochain l’auteur crie avec zèle ;
Et l’on prêche les mœurs jusques dans la pucelle ;
J’en conviens : mais, ami, nos modestes aïeux
Parloient moins des vertus et les cultivoient mieux :
Quels Demi-dieux enfin nos jours ont-ils vu naître ?
Ces français si vantés, peux-tu les reconnaître ?
Jadis peuple héros, peuple femme en nos jours,
La vertu qu’ils avoient n’est plus qu’en leur discours.
Suis les pas de nos grands : énervés de molesse,
Ils se trainent à peine, en leur vieille jeunesse,
Courbés avant le temps, consumés de langueur,
Enfans efféminés de pères sans vigueur ;
Et cependant, nourris des leçons de nos sages,
Vous les voyez encore, amoureux et volages,
Chercher, la bourse en main, de beautés en beautés,
La mort qui les attend au sein des voluptés ;
De leurs biens, prodigués pour d’infâmes caprices,
Enrichir nos Laïs dont ils gagent les vices,
Tandis que l’honnête homme, à leur porte oublié,
N’en peut même obtenir une avare pitié :
Destinés en naissant aux combats, aux alarmes,
Formés dans un serrail au dur métier des armes ;
Qu’ils promettent d’exploits tous ces héros futurs !
L’un sait, armé du fouet, conduire dans nos murs
Son char prompt et léger qu’un seul coursier promène ;
L’autre, noble histrion, délirer sur la scène :
Sans doute c’est ainsi que Turenne et Villars
S’instruisoient dans la paix aux triomphes de mars.
La plûpart, indigens au milieu des richesses,
Dégradent leur naissance, à force de bassesses :
Souvent, à pleines mains, d’Orval sème l’argent ;
Par fois, faute de fonds, monseigneur est marchand ;
Et l’élegant Médor, pour éteindre ses dettes,
Met sa jeune tendresse aux gages des coquettes :
D’Orimond, pour suffire aux frais de son amour,
Adjuge au plus offrant les faveurs de la cour :
Que dirai-je d’Arcas ? Quand sa tête blanchie,
En tremblant, sur son sein se panche appesantie ;
Quand son corps, vainement de parfums inondé ;
Trahit les maux secrets dont il est obsédé ;
Sultan goutteux, Arcas a, dit-on, vingt maîtresses ;
C’est l’usage : et pour prix de leurs fausses caresses,
Cent louis qu’il emprunte, à chaque Iris portés,
Chez elle, tous les mois, arrivent, bien comptés :
Mais tout ce peuple, ami, de créanciers antiques
Qui, le long du chemin répétant leurs suppliques,
Vont toujours voir Arcas qui n’est jamais chez lui,...
Arcas, pour s’acquitter, leur promet son appui.
Plus de foi ; plus d’honneur. L’himen n’est qu’une mode,
Un lien de fortune, un veuvage commode
Où, chaque époux brûlé de contraires desirs,
Vit, sous le même nom, libre dans ses plaisirs.
Vois-tu parmi ces grands leurs compagnes hardies
Imiter leurs excès, par eux-même applaudies ;
Dans un corps délicat porter un cœur d’airain,
Opposer au mépris un front toujours serein ;
Mêlant l’orgueil au vice, au faste l’impudence,
Des plus viles phrinés emprunter la licence.
Assise dans ce cirque où viennent tous les rangs
Souvent baîller en loge, à des prix différens,
Cloris n’est que parée, et Cloris se croit belle ;
En vêtemens legers l’or s’est changé pour elle ;
Son front luit, étoilé de mille diamans ;
Et mille autres encor, effrontés ornemens,
Serpentent sur son sein, pendent à ses oreilles ;
Les arts, pour l’embellir, ont uni leurs merveilles :
Vingt familles enfin couleroient d’heureux jours,
Riches des seuls trésors perdus pour ses atours.
Malgré ce luxe affreux et sa fierté sevère,
Cloris, on le prétend, se montre populaire ;
Oui : déposant l’orgueil de ses douze quartiers,
Madame, en ses amours, déroge volontiers :
Indulgente beauté, Sapho la justifie,
Sapho qui, par bon ton, à la philosophie
Joint tous les goûts divers, tous les amusemens ;
Rit avec nos penseurs, pense avec ses amans,
Enfant sophiste, au fond coquette pédagogue ;
Qui gouverne la mode ; à son gré met en vogue
Nos petits vers lâchés par gros in-octavo
Ou ces drames pleureurs qu’on joue incognito ;
Protège l’univers, et rompue aux affaires,
Fournit vingt financiers d’importans secrétaires ;
Lit tout ; et même sait par nos auteurs moraux
Qu’il n’est certainement un dieu, que pour les sots.
Parlerai-je d’Iris ? Chacun la prône et l’aime ;
C’est un cœur, mais un cœur... c’est l’humanité même :
Si d’un pied étourdi quelque jeune éventé
Frappe, en courant, son chien qui jappe, épouvanté ;
La voilà qui se meurt de tendresse et d’alarmes ;
Un papillon souffrant lui fait verser des larmes ;
Il est vrai : mais aussi qu’à la mort condamné,
Lalli soit, en spectacle, à l’échaffaut traîné ;
Elle ira, la première, à cette horrible fête
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête :
Enfin dans les hauts rangs je cherche des vertus ;
J’y cherche un cœur honnête et je n’en trouve plus.
J’aurois pû te montrer nos duchesses fameuses,
Tantôt d’un histrion amantes scandaleuses,
Fières de ses soupirs obtenus à grand prix,
Elles-même aux railleurs dénonçant leurs maris ;
Tantôt, pour égayer leurs courses solitaires,
Imitant noblement ces grâces mercénaires
Qui, par couples nombreux, sur le déclin du jour,
Vont aux lieux fréquentés colporter leur amour ;
Contens d’un héritier, dans les jours de leur force,
Les époux, très-amis, vivant dans le divorce ;
Vainqueurs des préjugés, les pères bienfaisans
Du serrail de leurs fils eunuques complaisans ;
Quelques marquis, d’ailleurs doués de mœurs austères,
Polygames galans et vieux célibataires ;
Plusieurs encor, vraiment philosophes parfaits,
En petite Gomorre érigeant leur palais.
Mais la corruption, à son comble portée,
Dans le cercle des grands ne s’est point arrêtée ;
Elle infecte l’empire, et les mêmes travers
Règnent également dans tous les rangs divers.
Il faut voir ce marchand, philosophe en boutique,
Qui déclarant trois fois sa ruine authentique,
Trois fois s’est enrichi d’un heureux deshonneur,
Trancher du financier, jouer le grand seigneur :
Monsieur, pour ses amis, entretient une actrice ;
Madame, des beaux arts bourgeoise protectrice,
En couvent d’esprits-forts transforme sa maison
Et fait de son comptoir un bureau de raison.
Par-tout s’offre l’orgueil et le luxe et l’audace ;
Orgon, à prix d’argent, veut annoblir sa race :
Devenu magistrat de mince roturier,
Pour être un jour baron, il se fait usurier :
Jadis, son clerc, Mondor envioit sont partage ;
Tout-à-coup, des bureaux secouant l’esclavage,
Il loge sa molesse en un riche palais
Et derrière un char d’or promenant trois valets,
Sous six chevaux pareils ébranle au loin la rue ;
Mais sa fortune, ami, comment l’a-t-il accrue ?
Il a vendu sa femme, et ce couple abhorré,
Enveloppé d’opprobre, est pourtant honoré.
Hé ! Quel frein contiendroit un vulgaire indocile
Qui sait, grace aux docteurs du moderne évangile,
Qu’envain le pauvre espère en un dieu qui n’est pas ;
Que l’homme tout entier est promis au trépas ?
Chacun veut de la vie embellir le passage ;
L’homme le plus heureux est aussi le plus sage ;
Et depuis le vieillard qui touche à son tombeau,
Jusqu’au jeune homme, à peine échappé du berceau,
A la ville, à la cour, au sein de l’opulence,
Sous les affreux lambeaux de l’obscure indigence,
La débauche au teint pâle, aux regards effrontés,
Enflamme tous les cœurs, vers le crime emportés :
C’est envain que fidèle à sa vertu première,
Louis instruit aux mœurs la monarchie entière ;
La monarchie entière est en proie aux Laïs,
Idoles d’un moment, qui perdent leur pays ;
Et la religion, mère désespérée,
Par ses propres enfans sans cesse déchirée,
Dans ses temples déserts pleurant leurs attentats,
Le pardon sur la bouche, envain leur tend les bras ;
Son culte est avili ; ses loix sont profanées :
Dans un cercle brillant de nymphes fortunées
Entens ce jeune abbé : sophiste-bel-esprit,
Monsieur fait le procès au dieu qui le nourrit ;
Monsieur trouve plaisans les feux du purgatoire ;
Et pour mieux amuser son galant auditoire,
Mêle aux tendres propos ses blasphêmes charmans,
Lui prêche de l’amour les doux égaremens ;
Traite la piété d’aveugle fanatisme
Et donne, en se jouant, des leçons d’athéisme.
Voilà donc, cher ami, cet âge si vanté,
Ce siècle heureux des mœurs et de l’humanité :
A peine des vertus l’apparence nous reste ;
Mais détournant les yeux d’un tableau si funeste,
Eclairés par le goût, envisageons les arts :
Quel désordre nouveau se montre à nos regards !
De nos peres fameux les ombres insultées ;
Comme un joug importun, les règles rejettées ;
Les genres opposés bizarrement unis ;
La nature, le vrai de nos livres bannis ;
Un desir forcené d’inventer et d’instruire ;
D’ignorans écrivains, jamais las de produire ;
Des brigues ; des partis l’un à l’autre odieux ;
Le Parnasse idolâtre adorant de faux dieux ;
Tout me dit que des arts la splendeur est ternie.
Pareille à la peinture et sœur de l’harmonie,
Jadis la poésie, en ses pompeux accords,
Osant même au néant prêter une âme, un corps,
Egayoit la raison de riantes images ;
Cachoit de la vertu les préceptes sauvages
Sous le voile enchanteur d’aimables fictions ;
Audacieuse et sage en ses expressions,
Pour cadencer un vers, qui dans l’âme s’imprime,
Sans appauvrir l’idée, enrichissoit la rime ;
S’ouvroit par notre oreille un chemin vers nos cœurs,
Et nous divertissoit, pour nous rendre meilleurs.
Maudit soit à jamais le pointilleux sophiste
Qui le premier nous dit en prose d’algébriste :
De par Voltaire et moi, vains rimeurs, montrez-vous
Non peintres, mais penseurs utiles, comme nous :
Dès-lors la poésie a vû sa décadence ;
Infidelle à la rime, au sens, à la cadence,
En prose compassée elle va clabaudant,
Apollon sans pinceaux n’est plus qu’un lourd pédant.
C’étoit peu que, changée en bizarre furie,
Melpomène étalât sur la scène flétrie,
Des romans fort touchans ; car à peine l’auteur,
Pour emporter les morts, laisse vivre un acteur ;
Que soigneux d’évoquer des revenans affables,
Prodigue de combats, de marches admirables,
Tout poëte moderne, avec pompe assommant,
Fît d’une tragédie un opéra charmant ;
La muse de Sophocle, en robe doctorale,
Sur des treteaux sanglans professe la morale :
Là, souvent un sauvage, orateur apprêté,
Aussi bien qu’Arouet, parle d’humanité :
Là, des turcs amoureux soupirant des maximes,
Débitent galamment Séneque mis en rimes :
Alzire au désespoir, mais pleine de raison,
En invoquant la mort, commente le Phédon :
Pour expirer en forme, un roi, par bienséance,
Doit exhaler son ame avec une sentence ;
Et chaque personnage, au théatre produit,
Héros toujours soufflé par l’auteur qui le suit,
Fût-il scythe ou chinois, dans un traité sans titre,
Converse éloquemment par geste, ou par chapitre.
Thalie a de sa sœur partagé les revers :
Peindre les mœurs du temps est l’objet de ses vers ;
Mais lasse d’un emploi que le goût lui confie,
Apôtre larmoyant de la philosophie,
Elle fuit la gaité qui doit suivre ses pas
Et d’un masque tragique enlaidit ses appas.
Tantôt c’est un rimeur, dont la muse étourdie,
Dans un conte annobli du nom de comédie,
Passe, en dépit du goût, du touchant au bouffon,
Et marie une farce avec un long sermon :
Tantôt c’est un grimaud, dont le démon terrible,
Pleure éternellement dans un drame risible :
Que dis-je ? Oser blâmer un drame, un drame enfin !
La comédie est belle et le drame est divin :
Pour moi j’y goûte fort, car j’aime la nature,
Ces héros villageois, beaux esprits sous la bure
Et j’approuve l’auteur de ces drames diserts
Qui ne s’abaisse point jusqu’à parler en vers :
Un vers coûte à polir et le travail nous pèse ;
Mais en prose du moins on est sot à son aise.
Par-tout le même ton : chaque muse en ses chants,
Aux dépens du vrai goût fait la guerre aux méchans :
Le plus lourd chansonnier de l’opéra-comique
Prête à son Apollon un air philosophique,
Et des vers sont charmans, si peu qu’ils soient moraux.
Mais de la poésie usurpant les pinceaux,
Et du nom des vertus sanctifiant sa prose,
Par la pompe des mots l’éloquence en impose :
Que d’orateurs guindés qui se disent profonds
Se tourmentent sans fin pour enfanter des sons !
Dans un livre où Thomas rêve, comme en extase,
Je cherche un peu de sens et vois beaucoup d’emphase.
Un plaisant, des dévots Zoïle envenimé,
Qui nous vend, par essais, le mensonge imprimé,
Des oppresseurs fameux développant les trames,
Met, pour mieux l’annoblir, l’histoire en épigrammes :
Chaque genre varie au gré des écrivains
Et ne connoît de loix, que leurs caprices vains.
Sans doute le respect des antiques modèles
Eût au vrai ramené les muses infidelles :
Eux seuls, de la nature imitateurs constans,
Toujours lûs avec fruit, sont beaux dans tous les tems :
Heureux qui, jeune encor, a senti leur mérite :
Même, en les surpassant, il faut qu’on les imite :
Mais les sages du jour ou d’heureux novateurs,
De leur goût corrompu partisans corrupteurs,
Pour s’asseoir sur le Pinde au rang de nos ancêtres,
Ne pouvant les atteindre, ont dégradé leurs maîtres.
Boileau, dit Marmontel, tourne assez bien un vers ;
Ce chantre gazettier, Pindare des déserts,
La Harpe, enfant gâté de nos penseurs sublimes,
Quelquefois, dans Rousseau, trouve de belles rimes.
Si l’on en croit Mercier, Racine a de l’esprit ;
Mais Perraut, plus profond, Diderot nous l’apprit,
Perraut, tout plat qu’il est, pétille de génie :
Il eût pû travailler à l’encyclopédie.
Périsse Bossuet ! Quoi ! Ton pinceau flatteur
Souilla de son éloge un papier imposteur ?
Etoit-il philosophe ? Aveugles que nous sommes !
Combien l’erreur publique a fait de faux grands hommes !
Enfin la raison luit ; leurs talens sont jugés ;
Des affronts du fifflet les Cotins sont vengés :
Voltaire en soit loué ! Chacun sçait au Parnasse
Que Malherbe est un sot et Quinaut un Horace :
Dans un long commentaire il prouve longuement
Que Corneille par fois pourroit plaire un moment,
Et tous ces demi-dieux que l’Europe en délire
A, depuis cent hivers, l’indulgence de lire,
Vont dans un juste oubli retomber désormais,
Comme de vains auteurs qui ne pensent jamais.
Quelques vengeurs pourtant, armés d’un noble zele,
Ont de ces morts fameux épousé la querelle :
Delà, sur l’Hélicon, deux partis opposés
Règnent, et l’un par l’autre à l’envi déprisés,
Tour-à-tour s’adressant des volumes d’injures,
Pour le trône des arts, combattent par brochures :
Mais plus forts par le nombre et vantés en tous lieux,
Les corrupteurs du goût en paroissent les dieux :
Aussi dans son journal La Harpe les protège.
Eux seuls peuvent prétendre au rare privilège
D’aller au Louvre, en corps, commenter l’alphabet ;
Grammairiens jurés, immortels par brevet :
Honneurs, richesse, emplois, ils ont tout en partage,
Hors la saine raison que leur bonheur outrage ;
Et le public esclave obéit à leurs loix :
Mille cercles savans s’assemblent à leur voix :
C’est dans ces tribunaux galans et domestiques
Que parmi vingt beautés, bourgeoises empyriques,
Distribuant la gloire et pésant les écrits,
Ces fiers inquisiteurs jugent les beaux esprits.
O malheureux l’auteur dont la plume élégante
Se montre encor du goût sage et fidelle amante ;
Qui rempli d’une noble et constante fierté,
Dédaigne un nom fameux, par l’intrigue acheté,
Et n’ayant, pour prôneurs, que ses muets ouvrages,
Veut, par ses talens seuls, enlever les suffrages !
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré ;
S’il n’eût été qu’un sot, il auroit prospéré :
Trop fortuné celui qui peut avec adresse
Flatter tous les partis que gagne sa souplesse ;
De peur d’être blâmé, ne blâme jamais rien ;
Dit Voltaire un Virgile, et même un peu chrétien ;
Et toujours en l’honneur des tyrans du Parnasse,
De madrigaux en prose allonge une préface :
Mais trois fois plus heureux le jeune-homme prudent
Qui de ces novateurs enthousiaste ardent,
Abjure la raison, pour eux la sacrifie ;
Soldat sous les drapeaux de la philosophie.
D’abord, comme un prodige, on le prône par-tout :
Il nous vante ! En effet c’est un homme de goût :
Son chef-d’œuvre est toujours l’écrit qui doit éclorre ;
On récite déjà les vers qu’il fait encore :
Qu’il est beau de le voir, de dînés en dînés,
Officieux lecteur de ces vers nouveaux nés,
Promener chez les grands sa muse bien nourrie !
Paroit-il ; on l’embrasse : il parle ; on se récrie :
Fût-il un Durosoy, tout Paris l’applaudit ;
C’est un auteur divin ; car nos dames l’ont dit :
La marquise, le duc, pour lui tout est libraire ;
De riches pensions on l’accable ; et Voltaire
Du titre de génie a soin de l’honorer
Par lettres, qu’au mercure il fait enrégistrer.
Ainsi, de nos tyrans la ligue protectrice
D’une gloire précoce enfle un rimeur novice :
L’auteur le plus fécond, sans leur appui vanté,
Travaille dans l’oubli pour la postérité ;
Mais par eux, sans rien faire, un fat nous en impose ;
Turpin n’est que Turpin ; Arnaud est quelque chose.
O combien d’écrivains, philosophes titrés,
Sur le Pinde français parvenus illustrés,
Ont, par cet art puissant, usurpé nos hommages !
L’encens de tout un peuple enfume leurs images :
Eux-même avec candeur se disant immortels,
De leurs mains tour à tour se dressent des autels :
Sous peine d’être un sot, nul plaisant téméraire
Ne rit de nos amis et sur-tout de Voltaire.
On auroit beau montrer tous ses vers faits sans art,
D’une moitié de rime habillés au hazard,
Seuls, et jettés par ligne exactement pareille,
De leur chûte uniforme importunant l’oreille,
Ou, bouffis de grands mots qui se choquent entr’eux,
L’un sur l’autre appuyés, se traînant deux à deux ;
Et sa prose frivole, en pointes aiguisée,
Pour braver l’harmonie, incessamment brisée :
Parfaite on croit sa prose, et parfaits ses accords ;
Lui seul a de l’esprit, comme quarante en corps :
Qui pourroit le nier ? Moi peut-être : j’avoue
Que d’un rare savoir à bon droit on le loue ;
Que ses chefs-d’œuvres faux, trompeuses nouveautés,
Etonnent quelquefois par d’antiques beautés ;
Que par ses défauts même il sait encor séduire :
Talent qui peut absoudre un siècle qui l’admire ;
Mais qu’on m’ose prôner des sophistes pesans,
Apostats effrontés du goût et du bon sens :
Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante ;
Qui, prêchant les pervers, pour ennuyer les bons,
En quatre points mortels a rimé les saisons ;
Et ce vain Beaumarchais qui trois fois avec gloire
Mit le mémoire en drame et le drame en mémoire ;
Et ce lourd Diderot, docteur en stile dur,
Qui passe pour sublime, à force d’être obscur ;
Et ce froid d’Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une préface ;
Et tant d’autres encor dont le public épris,
Connoit beaucoup les noms et fort peu les écrits ;
Alors, certes alors ma colère s’allume,
Et la vérité court se placer sous ma plume.
Ah ! Du moins par pitié s’ils cessoient d’imprimer,
Dans le secret, contens de proser, de rimer ;
Mais de l’humanité maudits missionnaires,
Pour leurs tristes lecteurs ces prêcheurs n’en ont guères :
La Harpe mille fois jura sur Pharamon
De bien nous ennuyer, pour se faire un beau nom ;
Thomas est en travail d’un gros poëme épique ;
Marmontel enjolive un roman poétique
Et même Durosoy, fameux par des chansons,
Met l’histoire de France en opéras-bouffons :
Tout compose ; et déjà de tant d’auteurs manœuvres
Aucun n’est riche assez, pour acheter ses œuvres.
Pour moi qui démasquant nos sages dangereux,
Peignis de leurs erreurs les effets désastreux ;
L’athéisme en crédit ; la licence honorée
Et le lévite enfin brisant l’arche sacrée ;
Qui retraçai des arts les malheurs éclatans,
Les ligues, le pouvoir des novateurs du temps
Et leur fureur d’écrire et leur honteuse gloire
Et de mon siècle entier la déplorable histoire,
J’ai vû les maux, promis à ma sincérité
Et devant craindre tout, j’ai dit la vérité.