La Chute d’un Ange/Récit

 
« Vieux Liban ! » s’écria le céleste vieillard
En s’essuyant les yeux que voilait un brouillard,
Pendant que le vaisseau courant â pleines voiles
Faisait glisser nos mâts d’étoiles en étoiles,
Et qu’à l’ombre des caps du Liban sur la mer
L’harmonieuse proue enflait le flot amer.

« Sommets resplendissants au-dessus des tempêtes,
Qu’on vous cherchait jadis bien plus haut qu’où vous êtes !
Votre front, qui n’est plus qu’un vieux crâne blanchi,
Du poids de l’Océan n’avait jamais fléchi,
Et les flots du déluge, en minant vos collines,
N’avaient pas sur vos flancs déchiré ces ravines.
Vous ne laissiez pas voir, comme un corps sans manteau,
Ces rocs, grands ossements prêts à percer la peau ;
Mais vos muscles puissants, vaste épine d’un monde,
Revêtus à grands plis de bois, de sol et d’onde,
Dessinant sur le ciel d’harmonieux contours,
Même en s’y découpant s’arrondissaient toujours.
Si vous les aviez vus, mon enfant, dans leur gloire,
Tels que je les revois de loin dans ma mémoire,
Dans ces jours encor près de la création,
Votre oeil fondrait d’amour et d’admiration !
Vous voyez sur ces bords qu’évite notre poupe
Ces écueils mugissants que la lame découpe,
Ces grands blocs dentelés, effroi du matelot,
Où monte et redescend l’assaut grondant du flot ;
Vous voyez dans les flancs des monts ces déchirures,
Coups de hache au rocher qui montre ses blessures,
Et d’où par intervalle un rare filet d’eau
Pleut comme la sueur d’un flanc sous un fardeau,
Puis ces granits sans ombre et ces cimes chenues
Dont les escarpements semblent porter les nues ;
Et qui font. dire à l’homme avec un cri d’effroi :
« Ce globe fut-il fait pour la pierre ou pour moi ? »

» Eh bien, cette âpreté n’est que décrépitude.
Tout était aussi grand, mon fils, rien n’était rude ;
Partout pleines, partout comme grasses de chair,
Ces cimes que noyait l’océan bleu de l’air
S’élargissaient, montaient, ou seules ou jumelles,
De la terre encor vierge, ainsi que des mamelles
Que fait renfler un sang plein de séve et d’amour,
Et dont la plénitude arrondit le contour.
Ces neiges, dont le poids semble affaisser leurs hanches,
N’opposaient pas alors leurs mornes taches blanches
Au bleu sombre et profond d’un firmament plus pur,
Où le vert des rameaux se fondait dans l’azur,
Comme au bleu d’une mer qui dort sous le rivage
Le vert des bois se fond en doublant son image.
Jusqu’aux derniers plateaux que l’homme ne voit plus,
Les chênes aux bras tors, les cèdres chevelus,
S’élançaient hardiment en vivante colonne,
Pour porter à cent pieds leur flèche ou leur couronne,
Ils décoraient la terre et ne la cachaient pas ;
De larges pans du ciel s’ouvraient entre leurs bras,
Pour que les vents, le jour, l’humidité céleste,
De la création visitassent le reste.
La foudre quelquefois semant leurs troncs noircis
Sur des croupes à pic les avait éclaircis ;
Les torrents en avaient balayé leurs rivages,
Et laissé pour les yeux des vides sur leurs plages ;
De sorte qu’entre l’onde et ces grands troncs épars
Les pelouses laissaient circuler les regards,
Comme entre les piliers d’un dôme qu’il éclaire
Le soleil fait jouer son rayon circulaire.
De là brillaient les lacs à travers les rameaux ;
Les sept fleuves creusaient sept vallons sous leurs eaux,
Grandes veines d’argent qui de leur haute artère
S’épanchaient à flots bleus pour féconder la terre,
Et que par mille nœuds rassemblait comme un nid
L’innombrable réseau des sources du granit.

» Oh [quelles fleurs croissaient sur ce berceau des fleuves !
Quels cèdres étendaient leurs bras sur ces eaux neuves !
Quels oiseaux se trempaient l’aile dans ces bassins !
Quel firmament la nuit constellait dans leurs seins !
Quels murmures secrets et quelle âme profonde
Sortaient avec ces flots, chantaient avec cette onde !
Quand le soir, retirant ses rayons repliés,
Dorait de feux rasants les troncs incendiés,
Et semblait allumer sur ces fumantes cimes
Un bûcher colossal pour d’immenses victimes ;
Quand ces feux des sommets réfléchis par la mer
Dans ces. vagues du soir paraissaient écumer ;
Que les brutes, sortant de leurs antres sauvages,
Venaient rôder, bondir, hurler sur ces rivages :
Que les milliers de cris des nuages d’oiseaux,
Que l’innombrable bruit de tant de chutes d’eaux,
Comme un orgue à cent voix qu’une seule âme anime,
Donnaient chacun un son au cantique unanime ;
Et qu’un souffle des airs venant à s’exhaler,
La surface des monts semblait toute onduler,
Comme un duvet ému de cygne que l’on touche
Frémit de volupté sous le vent de la bouche ;
Que les cèdres plaintifs tordaient leurs bras mouvants, :
Qu’un nuage de fleurs soulevé par les vents
Sortait de la montagne avec des bruits étranges
Et des flots de parfums pour enivrer les anges,
L’extase suspendait le cœur silencieux,
Les étoiles d’amour se penchaient dans les cieux,
Et Celui qui connait la colline et la plaine
Écoutait l’hosanna dont sa cime était pleine ! ! ! »

-Mais, disais-je en mon cœur, ce vieillard inconnu
Parle comme quelqu’un qui lui-même aurait vu. »
Il lut dans mon esprit ma pensée et mon trouble :
« Oui, j’ai vu, non par moi, non par ce regard trouble,
-Non par cet oeil de chair, mais par l’oeil de ces saints
A qui Dieu, d’ici-bas, laisse voir ses desseins,
A qui des jours futurs l’avenir dit le nombre,
Et pour qui dans sa nuit le passé n’a point d’ombre !
-Je croyais qu’ici-bas il n’en restait aucun.
-Dans ces jours ténébreux, mon fils, il en reste un,
Un seul, digne héritier de ces sacrés prophètes
Dont l’éclair du Très-Haut illuminait les têtes ;
Heureux qui peut l’entendre en ces heures où Dieu
Le rend contemporain et présent en tout lieu !
Il assiste vivant au sublime mystère,
Aux actes successifs du drame de la terre.
Mais il faut pour goûter du saint le divin, fruit,
Lui porter un cœur simple et vide de tout bruit.
-Oh ! dans quel coin du monde habite-t-il, mon père ?
Des montagnes aux mers, voyageur sur la terre,
Pour chercher un rayon de pure vérité,
J’ai laissé le pays par mon père habité,
Et la tombe où ma mère attend là-bas mon âme ;
J’ai pris par chaque main cet enfant, cette femme,
J’ai confié leur vie aux flancs de ce vaisseau,
Comme on emporte tout dans le pan d’un manteau ;
J’ai risqué mes trésors, mes amours et ma vie.
Que voulez-vous de plus qu’un homme sacrifie ?
- Eh bien, quand, au retour, de ces flots en courroux
L’abîme engloutirait et ces trésors et vous,
Vous n’auriez pas payé trop cher ce grand spectacle,
Et sur la nuit des temps un éclair de l’oracle.
Mais sur quels bards lointains vit cet homme de Dieu ?
Et qui m’enseignera le chemin et le lieu ?
- Levez les yeux, mon fils ; vous voyez sur nos têtes
Ce groupe du Liban, tout voilé de tempêtes,
Dont les vastes rameaux, des feux du ciel fumants,
Blanchissent au soleil comme des ossements.
Là les fentes du roc laissent sortir de terre
De distance en distance un sombre monastère.
En les voyant d’ici, l’oeil même du nocher
Ne saurait distinguer leurs murs noirs du rocher ;
Semblables à des caps qui brisent des nuages,
Ils s’élèvent au ciel d’étages en étages,
Noyés par les vapeurs dans les vagues de l’air ;
On n’en voit quelques-uns qu’aux lueurs de l’éclair.
Nul n’en saurait trouver la route que les aigles.
Tout un peuple pourtant suit là de saintes règles,
Et, pour fuir l’esclavage et l’ombre du turban,
De trous comme une ruche a percé le Liban.
Là, suspendant son aire aux pans des précipices,
Il féconde du roc les moindres interstices :
Abeilles du Seigneur, dont la cire et le miel
Sont d’obscures vertus qui n’ont de prix qu’au ciel !
-Quel est ce peuple saint, ? - Ce sont les Maronites,
Tribu d’adorateurs, peuple de cénobites,
Qui, semblable aux Hébreux dans leur captivité,
A caché sur ces monts l’arche de vérité.
Dans les simples vertus que l’Occident oublie,
Là, depuis deux mille ans, leur race multiplie.
Ils n’ont pas recherché cette perfection
Qui s’affranchit des lois de la création :
Par les chastes liens des enfants et des femmes,
A l’amour du prochain ils exercent leurs âmes ;
De leurs fruits, comme l’arbre, ils se font un honneur ;
Un fils est à leurs yeux un tribut au Seigneur,
Un serviteur de plus pour servir le grand Maître,
Un oeil, une raison de plus pour le connaître,
Une langue de plus dans le chœur infini
Par qui, de siècle en siècle, il doit être béni !
Ils ne dérobent pas, mendiants volontaires,
Leur pain aux indigents comme vos solitaires :
Du travail de leurs doigts pour tisser leurs habits,
Ils font filer le ver et paître les brebis ;
Ils sèment le froment aux bords des précipices,
Ils attellent au joug leurs robustes génisses ;
Et souvent vous voyez ces pieux laboureurs,
A moitié d’un sillon arrosé de sueurs,
Aux accents de l’airain sortant du monastère
Arracher tout à coup le soc fumant de terre,
Et, mêlant sous le ciel la prière au travail,
Chanter l’hymne en laissant respirer leur bétail.

Sans jamais l’outrager, épurant la nature,
Leur vieux christianisme est une goutte pure
De la source de foi, du breuvage sans fiel
Que la main de Jésus fit descendre du ciel
A l’heure où son cœur dit : »Homme, je suis ton frère ;
»Mon royaume est le tien, et mon Père est ton père !

Dans ce peuple d’élus quelques-uns cependant,
Soulevés d’ici-bas d’un soupir plus ardent,
Gravissant du Liban les sommets les plus rudes,
Sur la fin de leurs jours hantent les solitudes,
Où, livrés à l’esprit des contemplations,
Ils consument leur âme en aspirations ;
Nouveaux Pauls du désert qu’une caverne abrite,
Que le lion nourrit et que l’aigle visite.
Il en est un surtout dont les anges, dit-on,
Ne prononcent entre eux qu’avec respect le nom,
Dont les hommes d’en bas, les plus vieux de leur race,
Ne connaissent plus l’âge, ont oublié la trace,
Et qu’ils n’ont jamais vu, dans leurs plus jeunes ans,
Qu’avec son front pensif, aux rares cheveux blancs,
Sa tempe, ses yeux creux et sa prunelle éteinte,
Où depuis soixante ans nulle clarté n’est peinte,
Mais qui semble, brûlée à des éclairs ardents,
Quoique aveugle en dehors, regarder en dedans.
Ah ! celui-là, mon fils, sait des choses étranges
Sur l’enfance du temps, sur l’homme et sur les anges.
Soit qu’un récit divin lui fût un jour conté,
Soit qu’au-dessus des sens son esprit soit monté,
Soit que dans les rigueurs dont il se sanctifie
Son âme ait retrouvé le don de prophétie,
Et qu’au lieu de percer la nuit de l’avenir
Elle sache évoquer des temps le souvenir :
Comme un esprit robuste, à force de pensée ,
Rappelle du lointain sa mémoire effacée,
voit les jours d’Adam comme ceux d’aujourd’hui.
Mais c’est un dur travail de monter jusqu’à lui.
Il habite, au plus haut de ces cimes visibles,
Un antre tout fermé de rocs inaccessibles,
Où le pas des mortels ne trouve aucun sentier.
Le montagnard en vain gravit un jour entier.
On ne peut découvrir la grotte sans prodige ;
On dit qu’à moins qu’un ange ou Dieu ne vous dirige,
De peine et de sueurs le corps anéanti,
On se retrouve au point d’où l’on était parti.
Mais l’esprit du Très-Haut, qui de si loin vous mène,
Vous conduira, mon fils, mieux qu’une trace humaine ;
Laissez la blonde enfant avec sa mère en bas,
Et demain au Liban j’accompagne vos pas. »

Nous laissâmes tomber notre ancre dans la vase
Où l’antique Sidon, près d’un cap qui s’évase,
Rassemblait par milliers sous ses quais de granit
Ses voiles comme autant d’aiglons rentrés au nid.
Le temps n’a rien laissé de sa ruine immense
Qu’un môle renversé qui dort au fond d’une anse,
Du sable dont la lune éclairait la blancheur,
Et l’écume lavant la barque d’un pêcheur.
Que ton éternité nous frappe et nous accable,
Dieu des temps ! quand on cherche un peuple dans du sable,
Et que d’un vaste empire où l’on descend la nuit,
La rame d’une barque, hélas ! est tout le bruit !

Je laissai tous mes biens dans ma maison flottante,
Que ces flots assoupis berçaient comme une tente,
Et le vieillard et moi, d’un essor tout pareil,
Nos pas aux flancs des monts devançant le soleil,
Nous vîmes par degrés, au lever de l’aurore,
La mer derrière nous fuir et les pics éclore,
Et des sommets atteints, d’autres sommets voilés,
Fendre des firmaments par leur neige étoilés.
De là, le grand désert sous sa vapeur de braise
Brillait comme un fer chaud rougi par la fournaise ;
Et la mer et le ciel fondus à l’horizon,
Trompant en s’unissant les yeux et la raison,
Semblaient un océan circulaire et sans plages,
Où nageaient le soleil, les monts et les nuages.
Nous passâmes au pied d’un haut mamelon noir
Que couronnaient les murs d’un antique manoir,.
Tout semblable aux monceaux de gothiques ruines
Dont le Rhin féodal revêtait ses collines.
Des turbans noirs brillaient au sommet d’une tour.
Quel est, dis-je au vieillard, cette aire de vautour ?
Quel crime, ou quelle ardeur d’une âme solitaire,
A pu faire habiter ce palais du mystère ?
- C’est là pourtant, mon fils, c’est là, répondit-il ,
Qu’une femme d’Europe a bâti son exil ,
Et que, livrant ses nuits aux sciences des Mages,
Elle s’élève à Dieu par l’échelle des sages :
Dieu connaît si son art est songe ou vérité,
Mais tout homme bénit son hospitalité.
Nous passâmes la nuit dans ces hautes demeures :
La grâce et la sagesse en charmèrent les heures,
Les étoiles du ciel fêtèrent notre accueil,
Et nos pieds en sortant en bénirent le seuil.

De la crête des rocs aux torrents des abîmes,
Nous montâmes trois jours et nous redescendîmes :
Nous touchâmes du pied les sauvages tribus
Des enfants du désert, des races vils rebuts ;
Les Druses belliqueux aux yeux noirs et superbes,
Adorateurs du veau qui rumine leurs herbes ;
Des Arabes pasteurs, dont les chameaux errants
Viennent de trente jours pour boire les torrents,
Qui suivent les saisons et dont les tentes blanches,
Portatives cités, brillaient entre les branches.
Nous dormions en tout lieu, sans soif et sans danger,
Car partout l’Orient a sacré l’étranger.
Enfin, aux sons d’airain de leurs cloches bénites,
Nous connûmes de loin les monts des Maronites ;
Et gravissant leurs pics où se brisent les vents,
Nous laissâmes en bas leurs plus sombres couvents
Les neiges, qui fondaient en pâle et jaune écume,
Fumaient comme des feux que le pasteur allume,
Et, roulant dans l’abîme en cent mille canaux,
Remplissaient l’air muet du tonnerre des eaux.
Nous marchions en tremblant où l’aigle â peine niche,
Quand au détour soudain d’une étroite corniche,
Nous vîmes, étonnés et tombant à genoux,
Des cèdres du Liban la grande ombre sur nous  ;
Arbres plantés de Dieu, sublime diadème,
Dont le. roi des éclairs se couronne lui-même.
Leur ombre nous couvrit de cette sainte horreur
D’un temple où du Très-Haut habite la terreur.
Nous comptâmes leurs troncs qui survivent au monde,
Comme, dans ces déserts dont les sables sont l’onde,
On mesure de l’oeil, en renversant le front,
Des colonnes debout, dont on touche le tronc.
De leur immensité le calcul seul écrase ;
Nos pas se fatiguaient à contourner leur base,
Et de nos bras tendus le vain enlacement
N’embrassait pas un pli d’écorce seulement.
Debout, l’homme est à peine à ces plantes divines
Ce qu’est une fourmi sur leurs vastes racines.
De la croupe du mont où les neiges fondaient,
Jusqu’aux bords d’un plateau leurs bras noirs débordaient ;
Comme d’un coup de hache, en cet endroit fendue,
La pente tout à coup jusqu’à perte de vue
Plongeait en précipice, où, se brisant au fond,
Un fleuve tout entier s’élançait d’un seul bond,
Et de là, vers la mer se creusant en vallée,
Faisait serpenter l’onde en un lit rassemblée.

Couchés sur le rebord, pour qu’en plongeant en bas
Le vertige des eaux ne nous emportât pas,
Nos fronts seuls débordaient la béante muraille.
Mon guide m’y montra du regard une entaille.
A quelques pas de nous, comme une, fente au mur,
S’ouvrait dans ses parois un interstice obscur,
Semblable par sa forme aux, portes colossales
Qui s’élèvent du seuil au toit des cathédrales ;
Devant cette ouverture, un grand banc de rocher,
Promontoire du mont plus lent à s’ébrécher,
Étendait de niveau quelques pieds de surface,
Où la mousse et les pas trouvaient un peu d’espace.
A travers de grands blocs de porphyre sanglant,
Notre oeil en démêlait le sentier circulant.
L’onde, dont le granit le plus dur se découpe,,
En relevait les bords comme ceux d’une coupe.
Ce rebord défendait le regard et les pas
De l’abîme ondoyant qui mugissait en bas.
Une branche d’un cèdre, ainsi qu’un noir nuage,
S’abaissant sur la place avec tout son feuillage,
Dont les perles d’écume étincelaient au jour,
Versait un peu de nuit et de fraîcheur autour,
Et laissait du matin les rayons et les ombres
Luttant dans les rameaux jouer sur ces décombres.
 Rendons grâce au Seigneur, dit le vieillard tout bas ;
Lui-même vers son saint il a guidé nos pas :
Nous sommes arrivés ; ces gigantesques tiges
Des arbres de l’Éden sont les sacrés vestiges ;
Du saint jardin ces lieux ont conservé le nom ;
Ces cèdres étaient vieux aux jours de Salomon ;
Leur instinct végétal est une âme divine
Qui sent, juge, prévoit, et raisonne, et combine ;
Leurs gigantesques bras sont des membres vivants
Qu’ils savent replier sous la neige ou les vents ;
Le rocher les nourrit, le feu les désaltère ;
Leur sève intarissable est le suc de la terre.
Ils ont vu sans fléchir sur leurs dômes géants
Le déluge rouler les flots des Océans :
C’est un de leurs rameaux que l’oiseau bleu de l’arche
Rapporta de l’abîme en signe au patriarche ;
Ils verront le dernier comme le premier jour !
L’ermite sous leurs pieds a choisi son séjour.
Voilà depuis les temps l’antre affreux qu’il habite,
Où l’esprit du passé nuit et jour le visite,
Où, des rameaux sacrés peuplés d’illusions,
Descendent sur ses yeux les saintes visions ;
Son âme s’y confond à l’âme de la terre.
Jamais seul, et pourtant constamment solitaire,
Il converse sans cesse avec d’étranges voix ;
Il voit ce qui n’est plus, ainsi que je vous vois.
Son corps n’obéit plus aux lois de la nature,
Quelques fruits secs sont là toute sa nourriture ;
Et, si du monastère à nos pieds habité
De ses frères en Dieu l’active charité
Oubliait quelque jour d’apporter les corbeilles
Des dattes et du miel aliment de ses veilles,
Ce jour le trouverait mort d’inanition
Sans avoir suspendu sa contemplation.
Allons, suivez ma trace au bord du précipice ;
Mais de vos pieds muets que le bruit s’assoupisse ;
Demeurez à la porte, et gardez-vous d’entrer
Si je ne vous fais pas signe d’y pénétrer ;
Car un sens qui s’éteint en rend plus clair un autre ;
Son oreille entendrait ou mon pied ou le vôtre ;
Et, s’il est absorbé dans les choses d’en haut,
Craignons de réveiller son esprit en sursaut :
Nous chasserions la voix qui parle dans son âme,
Comme en la secouant on éteint une flamme !
Je suivis pas à pas mon guide : en un clin d’œil
De l’antre révéré nous touchâmes le seuil.
Un sourd bourdonnement, écho d’un cœur qui prie,
Ou d’une solitaire et sainte rêverie,
Vers la porte du roc nous guidait en marchant,
Comme un bruit d’eau caché qui croît en s’approchant :
On eût dit que la roche, abri du solitaire,
Avait pris une voix et louait Dieu sous terre.
Nous ne distinguions pas les mots ; mais les élans
De la voix pour l’oreille étaient assez parlants.
On y sentait l’ardeur et les bonds de l’extase
Qui d’un sein débordant jaillit et s’extravase,
Et de l’âme en travail le saint bouillonnement.
Mon guide s’arrêta sur la porte un moment,
Entre les cieux piliers tendit un peu la tête,
Prit ma main, et du doigt m’indiqua le prophète :
C’était lui ; l’œil fermé comme un homme assoupi,
Sur le seuil de son antre il était accroupi,
Les deux pieds sous son corps, dans la sainte attitude
Dont ses membres pieux avaient pris l’habitude.
Ses mains sur ses genoux, jointes par tous les doigts,
Le buste sur lui-même affaissé sous son poids,
Ses os près de percer sa chair d’anachorète,
Dessinés sous sa peau comme ceux d’un squelette,
Mais où l’on retrouvait la charpente d’un corps
Dont un esprit puissant avait mû les ressorts.
Tout ce buste était nu ; la lourde couverture
Que nouait une corde autour de sa ceinture
Déroulait seulement, pour ombrager le tronc,
Quelques plis effilés sur sa natte de jonc.
Ses longs bras attestaient la hauteur de sa taille ;
Son épaule adossée à la rude muraille,
Imitant par la peau la teinte du rocher,
Comme un bloc de sculpteur semblait s’en détacher ;
Et sur ce marbre blanc les yeux voyaient à peine,
Faible signe de vie, onduler quelque veine..
Son crâne, éblouissant d’un blanc teint de vermeil,
Ainsi qu’un dôme d’or éclatait au soleil ;
On eût dit que jamais aucune chevelure
N’en avait ombragé la robuste moulure ;
Seulement les fils blancs de ses deux hauts sourcils
Se mêlaient sur les yeux à la blancheur des cils.
Ses yeux étaient fermés, comme si la paupière
N’eût plus cherché qu’en Dieu le ciel et la lumière ;
Un jour intérieur paraissait inonder
Son visage immobile et doux à regarder ;
Creusés par la pensée et non pas par des rides,
Ses traits purs n’étaient plus que des lignes arides
Dont un mince épiderme embrassait le contour ;
Même à travers sa joue on croyait voir le jour.
De ce tissu fibreux la transparente trame
Ne semblait plus un corps, mais un vêtement d’âme ;
Et, si l’on n’eût pas. vu ses lèvres murmurer,
Et sa poitrine osseuse en s’enflant respirer,
On eût pu croire, aux traits que le jeûne exténue,
A l’immobilité de ce front de statue,
A l’égale couleur des membres et du roc,
Que l’homme et le rocher n’étaient qu’un même bloc !
Le soleil, qui rasait les parois de l’abîme,
De son front chauve et nu teignait déjà la cime ;
Bien qu’il ne pût le voir, il paraissait jouir
Du rayon où ses Yeux allaient s’épanouir,
Comme par l’autre sens dont la foi nous inonde
On sent Dieu, sans le voir, dans la nuit de ce monde.
La stupeur sur le sol pétrifiait nos pas ;
L’ombre sans mouvement ne nous trahissait pas ;
Nul souffle de nos sens ne lui laissait connaître
Entre le ciel et lui la présence d’un être.
Oh ! qui retrouverait les paroles de feu
Qui consumaient sa langue en jaillissant à Dieu ?
Que le Dieu qui créa ces natures étranges
Des lèvres de ses saints aspire de louanges !
Quand il eut exhalé son matinal encens,
Sans qu’un signe visible eût averti ses sens,
Il se tourna vers nous, comme si la prière
D’un jour surnaturel eût rempli sa paupière :
« Approchez-vous de moi, dit-il, jeune étranger,
De loin, depuis longtemps, je vous vois voyager.
Vous venez, mon enfant, d’une ombre bien épaisse
Chercher le jour à l’heure où mon soleil s’abaisse ;
Mais Celui dont la main me rappelle au tombeau
Avec une étincelle allume un grand flambeau ;
Du levant au couchant l’inextinguible flamme
De l’âme qui s’éteint se communique à l’âme.
Ce flambeau du passé que ne souffle aucun vent,
Le mourant ici-bas le transmet au vivant ;
Toujours quelqu’un reçoit le saint manteau d’Élie,
Car Dieu ne permet pas que sa langue s’oublie !
C’est vous que dans la foule il a pris par la main,
Vous à qui son esprit a montré le chemin,
Vous que depuis le sein d’une pieuse mère
De la soif du Seigneur sa grâce ardente altère ;
C’est vous qu’il a choisi, pour venir écouter
La voix de la montagne et pour la répéter.
Mais de ces grands récits des merveilles antiques
Hâtez-vous d’épuiser les sources prophétiques ;.
Car dans cette mémoire où Dieu les fit rouler
Elles n’ont plus, hélas ! qu’un instant à couler :
Celui qui vous amène à mes dernières veilles
Veut que ma vieille voix meure dans vos oreilles.
J’ai vu ma dernière heure avec vous s’approcher,
Je vais laisser bientôt ma dépouille au rocher :
Pressez l’heure fuyante où Dieu me laisse vivre ;
Lisez avant qu’un doigt ait déchiré le livre
Des secrets de la terre ; il est partout écrit.
Parlez : où voulez-vous que j’ouvre mon esprit ?
-Que le souffle divin, dis je, l’ouvre lui-même :
Qui suis-je pour parler devant la voix suprême ?
-Eh bien ! répondit-il, mon fils, recueillons-nous ;
Mettez entre vos doigts le front sur vos genoux :
Quand vous relèverez de vos mains votre tête,
La mort aura scellé les lèvres du prophète. »

Et trois jours à ses pieds nous restâmes assis.
Ceci fut le second de ses douze récits.

Collection: 
1810

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