Nous sommes Carinus et Leucius, deux frères.
Écoutez-nous. Ceux-là seraient trop téméraires
Qui, ne se laissant point troubler par le remords,
Mépriseraient aussi la parole des morts.
Vous disiez : « Que son sang retombe sur nos têtes ! »
Soit. Il en sera fait ainsi, chiens que vous êtes.
Le sang du Christ, le sang terrible et précieux.
Au jour du jugement coulera dans vos yeux ;
Et, pour que vous gardiez un silence farouche,
Le sang du Juste vous inondera la bouche.
Lui qui ressuscita lumineux et si beau,
Brisant pour nous aussi la porte du tombeau,
Voyez, il nous a fait surgir pleins de colère,
Afin que, sous le pur soleil qui vous éclaire,
Nous puissions hautement témoigner en ce lieu
Qu’il était bien le Christ et le vrai Fils de Dieu.
Ainsi, vous qui payez exactement vos dîmes,
Écoutez en tremblant ce que nous entendîmes ;
Ce que virent nos yeux, voyez-le par l’esprit,
O gens de bien, pieux bourreaux de Jésus-Christ !
Nous mourûmes tous deux, un soir, à la même heure.
Vers la mystérieuse et lointaine demeure,
Vers les Limbes, par un redoutable chemin
Nous descendîmes seuls et la main dans la main.
Au terme de ce long voyage, nous comprîmes
Qu’ayant toujours vécu sans hontes et sans crimes
Il nous était permis d’aller avec les saints,
Pour attendre, mêlés à leurs sombres essaims,
Que l’apparition du Christ parmi les Limbes
Allumât sur nos fronts le cercle d’or des nimbes,
Et que le doux Seigneur, hors de ces lieux maudits,
Nous guidât vers les beaux jardins du Paradis.
Longtemps, nous ne saurions dire combien d’années,
Nos deux âmes sans joie et comme abandonnées,
Aveugles, n’entendant pas même un souffle humain,
Dans l’ombre de la Mort se tinrent par la main.
Tout à coup un vent frais erra sur nos visages.
L’obscurité pâlit. Comme, à l’aube des âges,
Lorsque dans son néant elle entendit ta voix,
La lumière parut pour la première fois,
Seigneur, — telle, chassant les ombres souterraines,
L’aurore illumina de ses clartés sereines
La triste région des Limbes, et voilà,
Sous nos yeux, comme un champ de blé mûr, ondula
Toute la multitude innombrable des justes,
Prophètes, rois pieux, patriarches augustes,
Nos pères qui depuis vingt siècles ne sont plus,
Des femmes, des enfants, la foule des élus.
Un frisson traversa la sainte multitude.
Certes, nous sentions tous avec inquiétude
Que Satan nous tenait encore en son pouvoir ;
Nous le devinions là, près de nous, sans le voir.
Mais un homme à la face inspirée et terrible,
Un de ceux que l’épreuve avait passés au crible,
Fit un geste et parla. « Vous tous, qu’avais-je dit ?
Aux jours de sa détresse, Israël m’entendit
Saluer de bien loin cette aurore suprême ;
Car je suis le prophète Isaïe, oui, le même
Qui criait aux tribus : Quel changement soudain,
Terre de Nephtali par delà le Jourdain,
Terre de Zabulon, païenne Galilée !
La face du soleil enfin s’est dévoilée.
Dans l’ombre de la Mort brille un jour radieux ;
Une grande lumière est apparue aux yeux
Du peuple qui marchait dans les ténèbres. »
Grave,
Le prophète se tut.
« O Satan que je brave,
Dit une voix, le temps de ta force est passé.
Mes yeux verront Celui que j’avais annoncé.
Frères, si je fus roi, je fus aussi prophète.
Ma harpe est dans mes mains et l’or cercle ma tête ;
Voyez, je suis David. »
Nous restions anxieux,
Quand nous vîmes surgir un vieillard, et nos yeux
Reconnurent en lui Siméon notre père.
Il parla sans nous voir. « Le Christ en qui j’espère,
Dit-il, visitera bientôt ce lieu profond.
Souvent l’Esprit de Dieu vint planer sur mon front.
Or je ne devais point descendre sous la terre
Sans avoir vu l’Enfant conçu dans le mystère,
Le salut d’Israël, Jésus, l’Oint du Seigneur.
Un jour, je me sentis pénétré de bonheur.
Guidé par l’Esprit saint, je courus vers le temple ;
Là, j’aperçus l’Enfant. Seigneur, je le contemple,
Dis-je en prenant Jésus dans mes vieux bras tremblants.
C’est bien, je puis mourir, paix à mes cheveux blancs,
Puisqu’avec une joie immense je salue
Cet Enfant qu’attendait, Seigneur, ta race élue ! »
Le vieillard, se taisant, resta comme ébloui.
Pour qu’il nous reconnût, nous allâmes vers lui ;
Nous prîmes ses deux mains, qu’en pleurant nous baisâmes ;
« C’est nous, père, c’est nous ! » et longtemps nos trois âmes
Se mêlèrent dans une étreinte...
Brusquement
Parut un solitaire au grossier vêtement ;
Sa tunique sauvage était en poils de chèvres.
Dans sa barbe touffue on vit frémir ses lèvres,
Et lentement il dit : « C’est Jean que vous voyez,
Le dernier de tous ceux qui furent envoyés
Pour annoncer le Christ et préparer sa voie.
Lorsqu’il vint me trouver, je tressaillis de joie.
Voici l’Agneau de Dieu qui porte les péchés
Du monde, m’écriai-je. O mes pères, sachez
Que dans l’eau du Jourdain je baptisai le Maître.
Je vis une colombe éclatante paraître
Au-dessus du Sauveur dans le ciel enflammé ;
Puis j’entendis ces mots : Voilà mon Bien-aimé,
Le Fils en qui j’ai mis toute ma complaisance.
Dieu témoignait ainsi de sa triple présence.
Or, avant que Jésus gravît le Golgotha,
Je mourus par l’épée et ma mort délecta
L’impure Hérodias, qui redoutait mon blâme.
A son tour, je le sais, Christ vient de rendre l’âme ;
Et moi je vous annonce, hommes des jours anciens,
Qu’il va descendre ici, tant il aime les siens ! »
Alors, ne doutant plus, tous, nous nous regardâmes.
Les yeux resplendissaient. De ce tourbillon d’âmes
Un immense et joyeux murmure s’éleva.
Tous les saints qu’à travers les siècles Jéhova
Pénétra d’un esprit ardent de prophétie
Voyaient s’illuminer leur mémoire obscurcie.
Ces justes, vénérés parmi tous les Hébreux,
S’abordaient avec joie et se disaient entre eux
Les plus belles de leurs paroles prophétiques,
Si bien que nous pensions revivre aux jours antiques.
Mais un homme plus grand que les autres parut.
La foule, pour le voir de plus près, accourut ;
Et tous, en l’admirant, furent saisis de crainte,
Tant, sur sa face, était visiblement empreinte
L’image de Celui qui, le sixième jour,
Pétrit la noble chair de l’homme avec amour...
L’ancêtre, comme s’il se faisait violence,
Laissa tomber ces mots dans le profond silence :
« Oui, les temps sont venus ; béni soit notre Dieu !
Quand l’aveuglante épée aux spirales de feu
Me chassa de l’Eden, hélas ! après ma faute,
Michaël me parla d’une voix claire et haute.
Ton âme, dit l’archange, — et je pâlis soudain, —
Languira dans la mort tant que l’eau du Jourdain
N’aura point effacé la tache originelle ;
Mais alors tu naîtras à la Vie éternelle. »
Ayant ainsi parlé comme s’il était seul,
Le premier homme, Adam, le vénérable aïeul,
Enveloppa d’un long regard la foule immense ;
Et, louant le Seigneur, dont la haute clémence
Avait multiplié sa race à l’infini,
Il se sentit absous par ses fils et béni.
Pourtant, comme il songeait, dans le fond de son être,
Aux malheurs que sa faute unique avait fait naître,
Il se prit à pleurer abondamment sur nous.
Tous l’entouraient. Plusieurs lui dirent à genoux :
« Ne pleure pas ! le juste a le Ciel en partage... »
Et comme, pour ne point affliger davantage
Celui qui gémissait sur toutes nos douleurs,
Nous détournions les yeux de son visage en pleurs,
Nous vîmes à sa droite Eve, mère des hommes,
Qui tous nous enfanta, tous, pécheurs que nous sommes.
Mais, sans apercevoir ses innombrables fils,
Sur son cœur, son vrai cœur maternel de jadis.
Elle étreignait Abel. Ah ! quelle joie amère !
Pâles, nous regardions. Les cheveux de la mère
Enveloppaient l’enfant tout entier dans leurs flots,
Et nous n’entendions plus que le bruit des sanglots...
Alors, en se penchant vers elle avec tendresse,
Comme s’il partageait une lente caresse
Entre la mère en pleurs et le fils tant pleuré,
L’homme dit : « Que ton cœur cesse d’être ulcéré.
Tu le vois, femme, il ouvre enfin ses yeux candides.
Dans le céleste Eden, sous les palmiers splendides
Où jamais le Serpent n’enroulera ses nœuds,
Vont s’écouler pour nous des siècles lumineux.
Certes, je le sais trop, l’arbre de la Science,
Oui nous charmait aux jours d’heureuse insouciance,
Par ses fruits douloureux a fait nos longs malheurs ;
Mais tout cela n’est plus ; il faut sécher nos pleurs.
Christ a planté pour nous, Eve, ma bien-aimée,
Un arbre plein de grâce, à l’ombre parfumée,
Riche en grappes de pourpre et tout baigné de miel :
L’arbre de la Pitié, qui fleurit dans le ciel. »
Écartant les cheveux dont elle était voilée,
Eve, à ces mots, les yeux en pleurs, mais consolée,
Apparut dans sa grâce auguste d’autrefois ;
Et tous la contemplaient, quand, d’une sourde voix.
Pareille au bruit lointain des flots pendant l’orage,
L’impur Satan, toujours invisible, avec rage
Admonesta l’Enfer. « Sais-tu bien qui j’attends ?
Un homme que j’exècre ; et, dans quelques instants,
Il va, je t’en préviens, surgir devant ta porte.
Ouvre, et referme-toi sur lui. Ceci m’importe.
Car, chassant les démons qui tourmentent les corps,
Rendant l’ouïe aux sourds, la lumière aux yeux morts,
Guérissant mes lépreux et mes paralytiques,
Cet homme au doux langage, aux regards extatiques,
Me faisait une guerre opiniâtre. Mais
Aujourd’hui je triomphe et je te le soumets.
Certe, il n’est pas le Fils de Dieu comme il s’en vante,
Ce discoureur subtil que la Mort épouvante !
Au mont des Oliviers, où je rôdais hier,
Je l’ai vu tout baigné de sueur et peu fier.
Voilà donc le rabbi vantard qui me résiste :
Un pauvre homme dont l’âme, à ce qu’il dit, est triste,
Triste jusqu’à la mort ! Oui, de son propre aveu.
Mais que dis-je ? Il n’est plus. Abandonné par Dieu,
Qui le laissa clouer sur l’arbre du supplice,
Brisé, livide, ayant épuisé le calice,
Bu le fiel et tordu ses misérables bras,
Il a rendu le souffle entre deux scélérats. »
Une autre voix, la voix ténébreuse du gouffre,
Parmi de bleus éclairs et des vapeurs de soufre,
Répondit à Satan : « Peux-tu dire, ô Trompeur,
De cet homme inouï, que la Mort lui fait peur ?
L’aveugle voit ; le sourd est stupéfait d’entendre ;
Des yeux levés au ciel, une parole tendre
Suffisent au puissant rabbi pour les guérir,
Et tu me soutiendras qu’il a peur de mourir !
Je crois qu’il a voulu, Maudit, te prendre au piège,
Et que tu vas bientôt t’écrouler de ton siège
Pour être torturé dans mes abîmes. — Moi ?
Lâche et stupide Enfer, calme un peu ton émoi.
Pour livrer aux bourreaux l’homme qui va paraître,
J’ai suscité parmi ses disciples un traître.
Au cœur du peuple juif — mon peuple — j’ai soufflé
La plus âpre fureur. Mes mains ont affilé
La lance qui devait percer le Fils de l’Homme,
Car c’est ainsi que, plein de lui-même, il se nomme.
J’ai préparé sa croix avec un soin jaloux ;
Pour ses mains et ses pieds, seul, j’ai forgé les clous ;
Et j’ai mêlé moi-même — Enfer, je m’en fais gloire ! —
Le vinaigre et le fiel qu’on lui tendit à boire.
Sa mort est mon ouvrage, entends-tu ? Maintenant,
Tâche de bien garder ce rabbi surprenant,
Qui, dans le fond du cœur, te chérit comme il m’aime..
Sa parole t’a fait plus de mal qu’à moi-même !
C’est lui qui, ranimant des morts déjà glacés,
T’a plusieurs fois ravi ta proie... — Assez ! assez !
Cria l’Enfer ; tais-toi. Tout entier je frissonne.
Qui donc, jusqu’à présent, dompta la mort ? Personne.
Satan, tu m’as perdu. Cet homme, je le vois,
Est celui qui, criant : Lazare ! à haute voix,
Fit surgir de la tombe un mort déjà putride.
Ah ! tu ris ? ce miracle effrayant te déride ?
Tu grinceras des dents tout à l’heure, Maudit.
L’âme du trépassé, sitôt qu’elle entendit :
« Lazare, lève-toi ! » violant toute règle,
Hors de mes sombres murs s’envola comme un aigle.
Celui qui fit cela, certe, est le Fils de Dieu !
Que vais-je devenir ? On verra d’ici peu
La Mort sans aiguillon et l’Enfer sans victoire.
Ton aveugle fureur, lâche et blasphématoire,
Fait descendre parmi tous ces morts oubliés
Celui qui me les doit arracher par milliers,
Et tu t’en applaudis, misérable ? J’espère
Que dans mon plus infect et glacial repaire,
Toi, du moins, tu seras à jamais torturé
Par une intolérable angoisse ; et je rirai
De te voir englué jusqu’aux yeux dans mes fanges,
O porc immonde, toi sur qui crachent les anges ! »
Une grande clameur s’éleva parmi nous.
Joyeux de bafouer le vieux Serpent jaloux,
En le cherchant des yeux nous criâmes ensemble :
« Satan ! Satan ! malheur à toi ! pâlis et tremble ! »
Reconnaissant alors sa monstrueuse erreur,
Le Maudit bégaya des mots pleins de terreur ;
Puis, tout à coup, hurlant : « Je ne veux pas qu’il entre !
Je défends même à Dieu de violer mon antre.
N’as-tu pas des verrous et des chaînes de fer,
O mon antique ami, mon exécrable Enfer ?
Qu’avons-nous à trembler comme deux feuilles mortes ?
Qui me vaincra ? Qui donc, ayant brisé tes portes,
Que Michaël forgea d’inébranlable airain,
M’arrachera les clefs du monde souterrain ?
Qui posera son pied sur ma nuque ? Silence,
Vous, les âmes ! Celui qu’a transpercé ma lance
Ne délivrera point ses stupides élus,
Ses justes que je hais... »
Il ne dit rien de plus ;
Car, dans le même instant, une voix éclatante,
Terrible, mais si douce aux âmes dans l’attente,
Une céleste voix, une voix de splendeur,
Fit tressaillir l’Enfer jusqu’en sa profondeur.
Ses paroles étaient lentes et solennelles.
« Ouvrez-vous en silence, ô Portes éternelles,
Disait la voix d’en haut ; le Seigneur est clément.
O Portes, relevez la tête fièrement ;
Ouvrez-vous, et livrez passage au Roi de gloire. »
Le psaume de David nous revint en mémoire ;
Tous les cœurs palpitaient. Mais, ayant entendu
Ces paroles, Satan, comme un homme perdu
Qui, devant son malheur, s’obstine à n’y pas croire,
Mugit horriblement : « Quel est ce Roi de gloire ? »
Alors David lui-même, avec un fier accent,
Répondit à l’Impur : « C’est le Dieu tout-puissant,
Le Seigneur d’Israël, le Maître des royaumes,
Comme je l’ai chanté, moi, dans l’un de mes psaumes
Il commande aux Vertus innombrables ; le chœur
Des Séraphins l’exalte ; il est le Christ vainqueur,
Celui qu’on attendait dans l’ombre froide et noire ;
Il est le Roi de gloire, il est le Roi de gloire ! »
Tous, respirant déjà l’air frais du Paradis,
Nous fixions nos regards sur les portes, tandis
Qu’une vive clarté transparaissait en elles.
« Ouvrez-vous, dit la voix, ô Portes éternelles ! »
Un flot de jour entra dans nos Limbes profonds,
Pendant qu’avec lenteur, sur leurs terribles gonds,
Les portes de l’Enfer roulaient silencieuses,
Et le Christ apparut. Des gouttes précieuses,
De rouges pleurs baignaient l’or de ses cheveux longs,
Sa face rayonnante et sa poitrine. « Allons,
Dit le Maître, Satan est vaincu ; paix aux justes ! »
Et, plein d’amour, tendant vers nous ses mains augustes
Dont les paumes saignaient, il dit : « Voici mes mains. »
Comme nous maudissions ses bourreaux inhumains,
Nous vîmes à son flanc une large blessure ;
Tous pleuraient. Mais il fit le geste qui rassure,
Car sa puissante voix nous aurait fait trembler,
Puis il dit : « Viens, Satan ! » On entendit hurler
Le lâche instigateur de la faute première.
Noir, hideux, aveuglé par la pure lumière
Comme un oiseau de nuit que cernent les flambeaux,
— Lui qui brilla parmi les anges les plus beaux —
Sans que le vaste Enfer lui fournît un refuge,
Il vola lourdement jusqu’aux pieds de son Juge.
Abaissant ses regards sur l’Ennemi rampant,
Notre-Seigneur lui dit sans colère : « O Serpent !
Puisque tu fis le mal, toujours, avec délices,
Moi, ton Dieu, je te livre à d’éternels supplices.
Maudit, sors de ma vue. » Et, détournant les yeux,
Il repoussa du pied l’archange monstrueux
Qui roula dans l’abîme, où la peur le fit taire.
Mais Jésus, nous voyant la face contre terre :
« Relevez-vous, dit-il, car vous fîtes le bien,
Vous tous dont le visage, hommes, ressemble au mien. »
L’Époux nous souriait après un long veuvage.
Pressés comme les grains de sable du rivage,
Nous entourions le Christ, heureux, ne craignant plus.
Et nous extasiant — nous tous, peuple d’élus,
Brebis dont le Pasteur divin connaît le nombre —
Devant son radieux visage sans une ombre...
Adam ne venait point se mêler parmi nous.
A la droite du Christ il fléchit les genoux ;
Et, pâle comme ceux que trop de joie oppresse,
Il leva sur Jésus des yeux pleins de tendresse.
« Pour moi, dit-il, pour moi mon Seigneur s’est fait chair ! »
Des pleurs qui maintenant n’avaient plus rien d’amer,
De larges pleurs jaillis des sources de son être,
Coulèrent sur les mains de notre divin Maître,
Tandis que, prosternée en face du Sauveur,
Eve, pleurant aussi, baisait avec ferveur
Les pieds nus et saignants qui, par delà l’espace,
Allaient guider ses fils, loin de tout ce qui passe,
Vers l’éternel repos dans la gloire, au milieu
Des anges qu’éblouit la vision de Dieu.
« Au nom, dit le Seigneur, de mon Père céleste,
Du Fils et de l’Esprit, bientôt, je vous l’atteste,
Vous serez tous dans mon royaume. Paix à vous
Qui fûtes en Eden les deux premiers époux ;
Adam, paix à tes fils ! O mes justes, c’est l’heure.
Suivez-moi : votre Christ, en sa haute demeure
Où le péché, l’angoisse et la mort n’entrent pas,
Vous fera tous asseoir au céleste repas ;
Et là vous goûterez, car le juste en est digne,
La fleur de mon froment et le fruit de ma vigne. »
Puis, sur nous tous, il fit le signe de la croix.
Hors du lieu souterrain aux murs sombres et froids
Nous suivîmes ses pas, nous, les âmes fidèles,
Comme une légion de libres hirondelles
Qui, folles de soleil et fuyant l’âpre hiver,
Volent sans épouvante au-dessus de la mer.
Quels durs sentiers, au flanc de terribles abîmes,
Sur les pas lumineux du Maître nous gravîmes !
Mais bientôt, notre essor s’élevant au-dessus
Des noires profondeurs de la terre, Jésus
Nous guida vers le Ciel par un chemin d’étoiles.
Les âmes frissonnaient sous leurs splendides voiles
Tissés d’or et de neige ; un cercle rayonnant
Illuminait le front des saints ; et maintenant
Nous planions sans effort dans les hauteurs paisibles
Au mélodieux bruit de harpes invisibles,
Tandis qu’un vent suave et qui soufflait du ciel,
Baignant de frais parfums les vierges d’Israël,
Soulevait doucement leurs chevelures...
Pâle
Sous les caillots de sang et la noirceur du hâle,
Nu, sordide, accablé par une lourde croix,
Un homme, tout à coup, surgit devant les rois,
Les prophètes, les saints, les graves patriarches.
Ezéchiel lui dit : « Le chemin où tu marches
Me semble dangereux pour toi. Quel est ton nom ? »
Puis, l’autre se taisant, il reprit : « Compagnon,
Ton extraordinaire audace nous effraie.
N’es-tu pas un larron ? — Hélas ! la chose est vraie,
Répondit l’homme, plein de honte et de douleur ;
On me nommait Dismas, et je fus un voleur.
J’étais de ceux qu’avec justice on crucifie.
Aussi, pour expier les crimes de ma vie,
Je fus aujourd’hui même attaché sur ce bois
Qui, près du Paradis, m’écrase de son poids.
Or un certain Gestas partageait mon supplice ;
Et c’est entre nous deux, dont la noire malice
Aux rapines joignit le meurtre bien souvent,
Que l’on crucifia le Fils du Dieu vivant.
Moi, j’étais à sa droite. En regardant le Maître,
Je me sentis mourir et tout à coup renaître,
Tandis que sous nos pieds riait un peuple affreux.
Des prêtres insultaient le Christ ; et l’un d’entre eux,
Pâle comme la Mort et suant le blasphème,
Criait avec fureur : « Qu’il se sauve lui-même,
Lui qui voulait sauver les autres ! » J’oubliai
Que j’étais sur la croix et durement lié,
Saignant, près de mourir, tant je plaignis le Juste.
Mais Gestas, qui tordait son corps souple et robuste,
Raillait le Fils de Dieu. « Sauve-nous tous les trois !
Allons, fais un effort et descends de la croix,
Hurlait-il. Tu peux bien accomplir ce prodige,
Puisque Dieu t’aime tant ! — O mon frère, lui dis-je,
Ne raille point : voici l’heure du jugement. »
Puis, regardant Jésus, je repris humblement :
« Daigne penser à moi, Seigneur, dans ton royaume ! »
Et voilà, je sentis comme un céleste baume
S’épandre sur mon corps tout meurtri par la croix.
Je murmurai du fond de mon âme : « Je crois. »
Je vis, tremblant d’amour, une joie infinie
Resplendir dans les yeux du Christ à l’agonie,
Et j’entendis ces mots : « Homme, je te le dis,
Tu seras avec moi, ce soir, en Paradis. »
O Jésus, ô la plus aimante des victimes,
Tu sais qu’en écoutant cet homme nous sentîmes
Des larmes, lentement, nous monter dans les yeux ;
Mais, comme on se taisait, son cœur fut anxieux.
« Christ m’a promis le Ciel malgré mon infamie,
Et vous me repoussez, mes pères ? » Jérémie,
Au nom de tous, alla vers l’homme et lui parla.
« Te repousser ? dit-il. Si nous faisons cela,
Que la main du Seigneur sur nous s’appesantisse !
Ton repentir égale au moins notre justice ;
Et nous, les serviteurs fidèles de la Loi,
Les justes d’Israël, nous vénérons en toi
Le premier homme élu par la divine Grâce.
Le chemin qui pour toi s’ouvre à travers l’espace
Va droit au Paradis, frère, n’en doute pas.
Celui qui t’a guidé raffermira tes pas.
Viens, la splendeur de Dieu se fait plus manifeste ;
Nous allons tous entrer dans la gloire céleste. »
Jérémie achevant ces paroles, voilà
Que, très douce et très forte, une voix appela :
« Dismas ! Dismas ! » On vit tressaillir le prophète ;
L’homme devint tout pâle ; et nous, levant la tête,
Nous restâmes troublés, sans parole, interdits,
Car le Seigneur était au seuil du Paradis...
Deux anges attentifs, l’ayant vu faire un signe,
Déployèrent le vol éblouissant du cygne ;
Ils furent près de nous en un clin d’œil. L’un d’eux
Prit des mains du larron plein de sang et hideux
L’arbre où sa chair connut la suprême détresse ;
L’autre, ayant essuyé sa face avec tendresse,
Le vêtit de lumière ; et lui, transfiguré,
Nous apparut alors comme un être sacré.
« Venez, dit le Seigneur de sa voix souveraine.
Pour une éternité lumineuse et sereine,
Venez, et par la main menez-moi celui-ci,
Que vient d’illuminer ma divine Merci.
Approchez-vous de moi, justes. Je vous convie
A partager un pain qui, seul, donne la Vie ;
Entrez dans la Maison de mon Père ! » Et, joyeux,
Vers le mystique Epoux, sans le quitter des yeux,
Enivrés par l’encens, le cœur plein de louanges,
Nous montâmes aux cris victorieux des anges...
Voilà ce que fait dire aux Juifs le Seigneur Dieu.
Étaler devant vous la gloire du Saint Lieu
Serait la profaner, ô misérables hommes !
Mais nous avons parlé ; vous savez qui nous sommes ;
La nuit, quand vous serez seuls et silencieux,
Notre image viendra terrifier vos yeux.
Maudits, vous entendrez nos paroles en songe !
Ce n’est pas pour souiller nos lèvres d’un mensonge
Que vers vous, ô bourreaux, nous fûmes envoyés.
Tous les deux nous traçons sur nos langues — voyez —
Le signe de la croix au nom de Dieu le Père,
Du Fils et de l’Esprit. Qu’il tremble et désespère,
Celui qui dans la foule abreuva de mépris,
Flagella par son rire atroce ou par ses cris
Le doux Crucifié !... Durant quelques semaines,
Nous, proférant ainsi des paroles humaines,
Nous hanterons les champs et les montagnes. Puis,
Comme on verrait au ciel transparent de vos nuits
Deux étoiles glisser, — nos âmes fraternelles,
Qui sentent l’immortel amour brûler en elles,
Fendront d’un vol égal l’air limpide et subtil
Pour aller vers la paix du Christ. Ainsi soit-il.