Napoléon (Quinet) 41-44

 
Et maintenant, c’est l’heure où la terre des gaules
Gémit, comme une harpe, à l’ombre des vieux saules.
Des fleuves murmurants, des lacs et des vallons,
Des bois, des monts ombreux où nichent les aiglons,
Et de l’anse des mers où la vague retombe
Un immense soupir sort d’une immense tombe.
Car ils sont morts, au loin, en mille champs épars,
Ceux qu’elle avait nourris des os des léopards.
Car ils sont morts, au loin, ceux qui portaient l’épée
Et la lance au long bras, toujours de sang trempée ;
Et rien ne reste d’eux pour défendre leurs toits,
Hors leurs petits enfants cachés au fond des bois.
Dans le pli du rocher, dans l’antre de la grotte,
La bruyère soupire et la brise sanglote.
Car ils sont morts, là-bas, et gisent sans tombeaux,
Pâles, nus, déchirés sous l’ongle des corbeaux,
Ceux qui, pour mieux hâter leurs lentes funérailles,
Pressaient de l’éperon les chevaux de batailles.
Et ceux qui se courbaient sur le bord de l’arçon,
Comme les moissonneurs au bord de leur sillon ;
Et ceux qui combattaient comme des tours vivantes ;
Et tous les fils du glaive, errants, loin de leurs tentes ;
Le glaive a délié leurs cuirasses d’airain,
Et l’aiguillon de mort est entré dans leur sein.

N’oublions pas non plus au fond de leur poussière
Le nom de leurs chevaux à la blême crinière.
Car, dès que le clairon hennissait sous les cieux,
Bondissants, dans l’étable, ils s’appelaient entre eux,
Disant : c’est l’heure ! Allons ronger l’herbe sanglante.
Et leurs pieds réveillaient leurs maîtres sous la tente.
Et leurs maîtres penchés sur les selles de fer
Descendaient des vallons comme un torrent d’hiver.
Oh ! Que le vent gonflait le pli de leur bannière !
Que leurs pas orgueilleux soulevaient de poussière !
Qu’ils prenaient en un jour de royaumes peuplés
De villes et de tours et de murs écroulés !
Sans parler du désert, ni visiter l’Asie,
Ni le flot du Jourdain, ni sa source asservie ;
Sans toucher vingt états, vers le Nil égarés,
Ni les tours du kremlin, ni les hauts minarets ;
Ni les châteaux du Rhin sur leurs rives humides ;
Sans nommer l’alhambra, ni les sept pyramides.
Et maintenant les boucs ont dispersé leurs os ;
Et leur chef en son île, insulté par les flots,
Muet, découronné, prisonnier, sur la plage
Écoute jour et nuit le bruit de son naufrage ;
Et, comme un porte-clef, sur ses pas, l’océan
Fait sonner haut sa grève et l’abîme béant.
Reviendront-ils bientôt dans la terre de France,
Ceux qui savaient briser la lance avec la lance ?
Que tardent-ils ? Le glaive a-t-il tari leur sang ?
La maison dépeuplée attend son maître absent.

Les femmes sur les murs debout, avant l’aurore,
Comptent l’heure en disant : reviendront-ils encore ?
Mais voilà qu’à leur place, au loin, sur le chemin,
De pâles cavaliers arrivent par essaim.
Ils parlent l’un à l’autre une langue inconnue.
Nul ne sait leur pays ; et leur épée est nue ;
Elle est ensanglantée ; et d’orageux climats
Aux crins de leurs chevaux ont pendu leur frimas.
Malheur ! Ils sont entrés, comme fait la tempête,
Sous le toit des héros, sans incliner la tête.
Ils ont foulé sans peur le banc et l’escalier ;
Sans peur, ils ont souillé la porte et le foyer ;
Sans peur, ils ont aussi vidé jusqu’à la lie
Toute coupe d’orgueil sur la table remplie.
Malheur ! Malheur ! Ils ont rompu le pain des morts.
Ils ont rompu le glaive et la lance des forts.
Pour ombrager leur tête, ils ont cueilli sans gloire,
Sur l’arbre des héros, un rameau de victoire ;
Et, voyant sur son banc la veuve tout en deuil,
Ils ont ri de la tombe et moqué le cercueil.
Malheur ! Malheur ! Malheur ! Voilà qu’un grand royaume
Se sèche sous leurs pieds ainsi qu’un brin de chaume.
Sur l’argile et le roc, sur le mont, le ravin,
Sur les prés odorants, sur le sable et l’airain,
Sur la rive et le flot, sur l’herbe, sur sa tige,
Les pas de l’étranger ont laissé leur vestige !
Demain l’herbe croîtra ; demain le flot plus pur
Oubliera son limon dans son lit tout d’azur ;
Demain le rossignol chantera sous les saules ;
Demain reverdira le vieux chêne des gaules ;
Mais demain ni jamais les pas de l’étranger
Ne pourront, sur le roc, s’effacer ni changer.

Désespoir ! Désespoir ! En tous lieux, à toute heure,
N’avoir plus sous son toit, ni place, ni demeure,
Ni couche, ni festin, ni feu, ni loi, ni droit !
À la face du monde être montrés du doigt,
Muets, sans nom, sans chefs, dépouillés par le faîte,
Ainsi qu’un grand cadavre à qui manque la tête !
Trouver partout son maître au bout de son sentier !
Le retrouver encore auprès de son foyer !
Sur son banc, à sa table, en son lit adultère ;
Et ne pouvoir parler, et ne pouvoir se taire !
N’avoir plus d’un état que le pâle semblant !
Être une ombre, en effet, qui s’efface en tremblant !
L’ombre d’un peuple mort ! Moins que cela, peut-être,
Une fable, un jouet, pour amuser son maître,
Un vieux conte oublié qu’apprennent les enfants !
Vivants, être rayés du nombre des vivants,
Comme un mot, par hasard, mal écrit sur le sable !
C’est là, c’est là la plaie immense, inguérissable !
Car voilà vers le soir, pour couronner le deuil,
Qu’une race de rois scellée en son cercueil,
Fantôme de mille ans qui convoite un fantôme,
A secoué sa cendre et cherché son royaume.
Pèlerins du tombeau, sans joie et sans remords,
Ils ont dit : levons-nous ! Et régnons sur les morts.
Et l’autel du passé retrouve sa dépouille ;
Le casque se remplit de poussière et de rouille.
L’étendard s’enveloppe en son sanglant manteau.
Il se plaint à l’épée, et l’épée au tombeau.
Et maintenant, c’est l’heure où la terre des gaules
Gémit, comme une harpe, à l’ombre des vieux saules.

 
La terre a refleuri sans songer au tombeau.
Voici, voici le jour où sur son frais rameau
La feuille reverdit sans songer à l’automne.
Maints rois dans leur sépulcre ont cherché leur couronne ;
Avant eux dans le bois, la violette en mars
A retrouvé sa fleur et ses parfums épars.
Avez-vous respiré le printemps dans la brise,
Dans la nuit, et dans l’air, dans le flot qui se brise ?
Avez-vous entendu, pour la première fois,
Les pleurs du rossignol, le cri de l’alouette ?
Avez-vous, le matin, quand la feuille est muette,
Entendu frissonner la source au fond des bois ?
Tout un empire est mort. Avez-vous, à sa place,
Vu germer dans les prés, où son chemin s’efface,
La marguerite d’or ? Puis avez-vous jamais,
Quand un siècle finit et se tait désormais,
Et que l’heure est passée, où tout un peuple gronde,
Vu bourdonner l’abeille à la place d’un monde ?
Avez-vous, dans son lit, vu dormir l’océan ?
Avez-vous vu la mer, au golfe de Juan,
La mer, au sein d’azur, qui palpite et qui rêve,
Quand l’arbre de Provence a parfumé sa grève,
Quand l’épervier d’Antibe a niché sur son bord,
Et que le flot ridé se tait et se rendort ?
Une mer que mainte île en son golfe sillonne,
Comme un soc aiguisé, Pianosa, la Gorgone ;
Et puis une autre encor, qui se cache aujourd’hui,
Mais dont l’écueil muet, quand son astre aura lui,
Retentira plus haut sur sa rive enivrée,
Que Naple et que Gaëte, Ischia, ni Caprée.
Avez-vous vu le golfe, à l’heure où le soleil
Allume vers l’Arno, son phare de vermeil ?
Du calice des fleurs, de l’anse du rivage,
Un murmure s’exhale ; il glisse sur la plage.
Un flot naît, puis s’efface ; un autre naît encor,
Et l’abîme, après lui, s’éveille en son puits d’or.
Et l’aigle, après l’abîme en son aire éternelle,
A quitté son écueil et secoué son aile.
Comme une fleur marine éclose en son vallon,
Une voile a blanchi là-bas sur son sillon.
Une voile ! Une voile ! Oh ! Oui ! C’est un navire,
Un corsaire à trois mâts, qui vole et qui respire.
Puis, au loin, un vaisseau le suit, dans son sentier,
Comme après l’hirondelle arrive l’épervier.
" Votre nom ? -Île d’Elbe. -Et votre port ? -La France.
—Que portez-vous ? -Un homme. -Et quel est-il ? -Silence.
—Et votre pavillon ? -Tricolore ! -Adieu ! Va ! "
Et l’abîme murmure et s’entr’ouvre déjà.
L’hirondelle a trouvé son nid avant l’orage ;
Le corsaire son port, et l’ancre son rivage.
Que leur fait l’ouragan ? Que fait au mât l’écueil,
À l’homme, le malheur, quand ils touchent le seuil,
Et qu’ils ont su plier, l’un sa voile obstinée,
Et misaine, et beaupré, l’autre sa destinée ?
Un homme ! Rien qu’un homme ! Au front chauve et pensif,
Ainsi qu’un naufragé, qui sort de son esquif,
Est debout sur la plage. Ah ! Pour être si pâle,
Sur quel cap orageux, et quelle mer fatale,
Sur quel aride bord, sans pilote et sans nom,
A-t-il perdu son lest et brisé son timon ?
A-t-il dans l’équinoxe, et quand la nuit est noire,
D’Aram ou de Calpé doublé le promontoire ?
Ou quand le Capricorne insulte le Verseau,
Sur la mer paresseuse usé son lourd vaisseau ;
Ou bien, vers Aboukir, oublié son étoile,
Ou, près de Trafalgar, perdu sa grande voile ?
Il ne lui reste rien, hors son nom (quel est-il ?),
Puis son écho sur l’Elbe, et le Tage et le Nil ;
Puis son petit chapeau, -puis sa capote grise, -
Et puis sa courte épée ; -et déjà sous la brise
L’abîme se soulève ; et, rompant leur bandeau,
Maints rois ont dit : c’est lui ! Faites-moi mon tombeau.
Et les tours ont redit, du haut de leurs murailles :
Oui, c’est lui ! Le voici, faites vos funérailles !

Et cent portes de bronze ont crié sur leurs gonds ;
Et cent peuples tombés ont relevé leurs fronts.
Et cent aigles d’airain ont volé comme une âme,
De clochers en clochers, aux tours de notre-dame !
C’est lui, c’est lui, c’est lui, grand dieu ! Le voyez-vous !
Qu’il revienne en sa gloire, et règne encor sur nous !
Le voilà ! Le voilà ! -sur ce cheval de guerre !
—Oui, celui qui balaye après lui la poussière ;
Oui celui qui pâlit et sourit à la fois,
Sur ce chemin rapide où passent tous les rois.
Rendons-lui sa couronne ; et si l’autel est vide,
Sacrons-le de nos mains. Il sera notre guide
En notre amer sentier. Faisons-le tout-puissant !
Qu’il nous donne son nom, et prenne notre sang !
Nous filerons pour lui le lin de sa victoire,
Et lui, nous nourrira du festin de sa gloire.
—Oui, sire, reprenez votre empire insulté.
C’est nous qui vous sacrons pour une éternité.
Vous portez notre nom. Régnez à notre place !
Notre sceptre est brisé, quand votre empire passe.
—Et vous, peuple et soldats, revêtez-vous d’airain ;
Soyez prêts à combattre avec moi dès demain.

 
Au champ de Waterloo les épis blonds mûrissent.
Les bluets, dans la nielle, avant l’aube fleurissent.

Avant le laboureur et ses fils rassemblés,
L’alouette quêteuse a glané dans les blés
Quand la gerbe est liée et que le chaume brille,
Où sont les moissonneurs, et que fait la faucille ?
Les moissonneurs au bois errent dès le matin ;
La ferme abandonnée est cachée au ravin.
Le char fuit en criant sur la route pavée.
La colombe rustique appelle sa couvée ;
Blême est la terre, au loin, sans source, ni gazon ;
Et l’immense forêt tressaille à l’horizon.
Au verger d’Hougoumont, où blanchit l’aubépine,
La génisse flamande a foulé l’églantine.
Holà ! Le bouc errant insulte le chevreau.
Va, berger, hâte-toi de paître ton troupeau.
Sinon, avant demain, sur le bord de la haie
Le bœuf aura rongé le bon grain et l’ivraie.
Comment, à Mont-Saint-Jean, au champ du laboureur,
Le chevrier d’écosse est-il venu sans peur
Sonner sa cornemuse ? Et dans l’ardente plaine
Qu’enferment Planchenoit, Rossomme, Merkebraine,
Comment les montagnards nés aux monts de Glenco
Ont-ils appris leurs chants et leurs noms à l’écho ?
Comment, à Mont-Saint-Jean, les moissonneurs des îles
Se sont-ils partagés dans leurs sillons fertiles ?
Que faisaient là, sans soc, sans herse et sans fléau,
Les bouviers d’Albion ? Comment à Waterloo
Avec l’herbe, en un soir, les faucheurs des Hébrides
Ont-ils fauché le cèdre éclos aux pyramides ?

Oh ! Les hardis bouviers ! Oh ! Les bons moissonneurs !
Pour de rudes troupeaux, oh ! Les rudes pasteurs !
Écoutez ! écoutez ! Comment dans la prairie
Sonne leur cornemuse. " À moi, bouc de Cambrie !
" À moi, chevreau d’écosse ! Ou, bientôt les aiglons
" Vivant t’emporteront au sommet des vallons !
" À moi, brebis des clans ! à moi, bélier d’Irlande !
" Aiguise là ta corne et cherche ta guirlande !
" Fais sonner à ton cou ta clochette d’acier !
" Sinon, tu te perdras au détour du sentier !
" À moi, bœufs des Douglas, d’érin et d’Angleterre,
" Qui, sous un même joug, rongez même bruyère !
" Mieux qu’au pays des lacs, en votre auge d’airain,
" Dans le bois d’Hougoumont, vous mugirez demain. "
Et comme dans la Flandre, au moment de l’orage,
Un berger, en sifflant, appelle au pâturage
La génisse et le bœuf ; ainsi vers leur sillon
Maints peuples, rassemblés sous un même aiguillon,
Suivaient la cornemuse ; et l’herbe des clairières
Sous leurs pas, desséchée, entassait leurs litières.
Au loin, fumaient le chaume et le toit des hameaux.
On entendait dans l’air le vol lourd des corbeaux.
Au loin, les chiens hurlaient sur leur seuil lamentable ;
Et la belle-alliance ouvrait sa grande étable.
D’avance la vallée avait, dans les lieux bas,
Creusé son lit d’ivraie au torrent des combats.

 
Le jour luit ; mais ce soir, avant la nuit profonde,
Oui, ce soir, non plus tard, à qui sera le monde ?
Qui restera debout, l’insecte ou le géant,
Le passé, l’avenir, le siècle ou le néant ?
Empire, peuple ou roi, quelle herbe moissonnée
Sera loin de son champ rejetée et fanée ?
Le jour luit… mais, ce soir, qui portera le deuil ?
Qui cherchera son nom épars sur son écueil ?
Et lequel vaut le mieux, quand on joue un royaume,
Ou l’homme ou le hasard, le brin d’herbe ou de chaume,
Ou l’hysope ou le cèdre, ou la haine ou l’amour ?
Il le faut décider avant la fin du jour.
Pour la dernière fois, sur sa cime escarpée,
Ah ! Comment combattra l’épée avec l’épée ?
Avant de dépouiller pour jamais son cimier,
Comment luira le casque au front du cavalier ?
Et comment les chevaux, à l’écume sanglante,
Ce soir, rongeront-ils le frein de l’épouvante ?
Il pleut ! Le chaume tremble et siffle au bord de l’eau ;
Et la grêle a brisé le toit de Waterloo.
Le tonnerre bondit comme un fléau sur l’aire….
Non ! Ce n’est pas la grêle ; et là-bas, le tonnerre
N’a jamais retenti. Ce sont des escadrons
Qui s’écroulent ensemble à la voix des clairons.

Ah ! Maréchal Grouchy ! Que tardez-vous encore ?
N’avez-vous pas senti trembler, avant l’aurore,
La terre sous vos pieds ? Oh ! N’entendez-vous pas
Les canons aboyer sur le seuil des combats ?
Aux armes ! Croyez-moi ! Non, ce n’est pas un rêve.
Accourez ! Accourez par le chemin du glaive !
La bataille a grandi, comme un feu sur un mont.
Voyez ! Que l’ombre au loin, dans le bois d’Hougoumont
Est pesante à midi ! Sur sa branche livide
Que la fleur est fanée, et le feuillage aride !

Celui qui, par hasard, s’endort dans son sentier,
Jamais ne reverra son toit, ni son foyer.
Où vont ces chevaux gris qui sortent de l’étable ?
Leurs selles sont d’acier ; leurs pieds creusent le sable.
Leurs cavaliers ont dit : écosse pour toujours !
Mais l’écho leur répond par le cri des vautours :
Va ! Montagnard de Perth, ta vallée est amère.
Là-bas, le lion rouge a franchi ta barrière.
—C’est l’heure ! Ils sont à nous ! En avant ! En avant !
Tambours, battez la charge ! Et l’arme blanche au vent !
Vous, Ney, marchez en tête, et sapez la muraille.
Tous ces hommes d’airain croulent sous la mitraille :
Bien ! France ! Encore un coup ! Comme un hardi bélier
Heurte là d’Albion le bouc au front d’acier.
Plus près ! Plus près encor ! Visage sur visage !
Le canon à l’épée a frayé le passage.
L’épée en son chemin peut entrer jusqu’au bout.
En son vase de fer le combat fume et bout.
Plus près ! Plus près encor ! Poitrine sur poitrine !
Sang pour sang ! Mort pour mort ! Ruine pour ruine !
Garde à vous ! Tout va bien. Le boulet suit l’éclair.
Il pleut, il pleut du fer, quand les cieux sont de fer.
La terre au loin pâlit où la bombe l’effleure.
Si le glaive poursuit sa tâche encore une heure,
Demain qui survivra pour creuser les tombeaux ?
La source des vivants se tarit en ses flots.
Tout va bien, l’œuvre avance ; et la journée est belle ;
Jusqu’en ses fondements la bataille chancelle.
Sur le bord de son aire, où plane le destin,
L’armée a secoué ses deux ailes d’airain,
Et du bec et de l’ongle aiguisant leur armure,
À ses petits aiglons divisé leur pâture.
Tout va bien ; et le fruit mûrit sur l’espalier.
Après le fantassin, vienne le cavalier
Pour le cueillir sans peine ! Et vienne aussi sans guide,
Après le cavalier le vautour homicide !
Puis après le vautour, viennent les noirs corbeaux
Pour achever demain le festin des héros.
Quand les vivants sont las, si leur colère tombe,
L’empereur leur sourit, comme un roi de la tombe,
Sur son tertre monté, qui caresse le flanc
De son pâle cheval aux crins souillés de sang ;
En sa nue orageuse il cherche son étoile,
" Là-bas vers ce clocher où l’horizon se voile. "
Et les morts, oui, les morts, oubliant leur blessure,
Reprennent leur colère et leur pesante armure.

Comme font les vivants, pleins de haine et d’espoir,
Tous ils ont, sans faillir, combattu jusqu’au soir,
Muets pendant le jour, muets dans la nuit sombre ;
Et leurs corps à leurs pieds ne projetaient point d’ombre.

Collection: 
1823

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