Les Monastères,
On les voyait jadis, ainsi que de grands fronts,
Du fond des bois, du bout des monts
Illuminer la terre,
Leurs tours les éclairaient comme autant de flambeaux ;
Au-dessus d’eux, les étoiles posaient leurs sceaux,
Et sur les champs, les clos, les lacs et les vallées,
Ils dardaient de très haut
Le dogme inexpugnable et la foi crénelée.
Rome pensait pour tous ;
Mais eux songeaient pour Rome.
Ils dominaient la vie et les brusques remous
Que creusait en son lit le flot rétif des hommes.
Partout, de bourg en bourg, de cité en cité,
Pesaient sur les cerveaux leurs blocs d’autorité.
Peuples des pays clairs, peuples des landes sombres
N’étaient que leur vouloir sacré devenu nombre.
Ils déployaient sur Dieu leurs syllogismes froids.
Ils inspiraient la crainte au cœur sans peur des rois,
Et personne n’osait au brasier de son âme
Réveiller un feu d’or où ne brillât leur flamme.
Pendant mille ans,
Ils maintinrent ainsi comme un glaive en sa gaîne,
À la merci de leur bras ferme et vigilant
L’ardeur humaine ;
L’esprit ne sentait plus agir comme un ferment
La raison rude ;
La recherche était morte, et l’on croyait dûment,
Par habitude ;
Le doute allègre était traqué de seuil en seuil
Comme une bête,
Et celui-là mourait qui pavoisait d’orgueil
Humain, sa tête.
Ô ce grand ciel chrétien, despotique et mental,
Envoûtant sous ses lois l’espace occidental,
Qui donc l’affronterait, là haut, sur la montagne ?
Ce fut un moine ardent, sensuel et buté,
Qui serrait sous le froc deux poings de volonté,
Et qu’offrit à la terre un pays d’Allemagne.
Les textes nus et froids lui semblaient sans vertu ;
C’étaient des poteaux secs qui se croyaient des arbres,
L’esprit vivant gisait sous la lettre abattu
Et le pape, là-bas, dans sa ville de marbre,
Mettait la grâce en vente et trafiquait du ciel.
Partout le décor creux masquait les lignes fermes
Et les hautains piliers d’un temple essentiel,
Les pépites de l’or semblaient autant de germes
Dont les prêtres ensemençaient le sol chrétien.
Tout un peuple de saints imposait sa tutelle
À la supplique humaine et la chargeait de liens.
Le cri direct de l’homme à Dieu n’avait plus d’ailes.
Bien qu’il ne vît autour de lui
Que des mains en fureur se crisper dans la nuit
Et des gestes armés de crosses
Le menacer, soudain, de vengeances féroces
Jusqu’au delà de son tombeau,
Bien que le monde entier pesât sur son cerveau
Avec ses vieux décrets et ses vieux anathèmes,
Rien n’empêcha Martin Luther
Devant l’aube du matin clair
De penser par lui-même.
Il libéra le monde, en étant soi, pour tous.
Comme une forteresse, il maintenait debout,
Près de son cœur, sa conscience.
La bible était pour lui, non pas une prison,
De textuelle obédience,
Mais un jardin bougeant sous l’or des frondaisons
Où chaque homme, selon son âme,
Choisit la fleur qu’il aime et mord au fruit qu’il veut
Et sous le ciel ardent de flammes
Distingue le chemin qui le conduit vers Dieu.
Voici la vie, après combien de jours, ouverte
À la saine croyance et la libre ferveur.
L’idée humaine, enfin, marche à sa découverte
Et prend le jeune orgueil pour guide et pour sauveur.
Il n’importe que tonne encor la voix romaine,
Luther a sous l’orage engrangé la moisson.
Sa force, il l’a trouvée en son âme germaine
Que la nature entière emplit de son frisson,
Il est homme de passion franche : il le crie ;
La vigne de la chair, il la veut vendanger.
Jamais, il n’est à bout de sa propre furie
Ni de sa joie âpre et folle d’être en danger.
Il est terrible et gai ; son humeur est soudaine ;
Il est contradictoire avec ténacité ;
Tous les fleuves d’amour, tous les torrents de haine
Creusent, sans le trouer, son grand cœur exalté ;
Il demeure inquiet jusque dans sa victoire,
Et, quand la mort s’étend de son cœur à son front,
On dirait que la nuit couvre d’une aile noire,
De roc en roc, les flancs et le sommet d’un mont.