Limoilou

 
Non loin de Saint-Malo, la ville aux fiers remparts,
Que l’Atlantique embrume et bat de toutes parts,
Sur un vaste plateau désert et monotone,
Comme l’on en voit tant sur la côte bretonne,
Au coin d’un champ planté d’arbres agonisants,
Se profile un manoir vieux de quatre cents ans.
Le logis séculaire est d’un style maussade,
Et l’on a peine à croire, en voyant sa façade
Et la mesquine tour lui servant de donjon,
Qu’il ait été construit au temps de Jean Goujon,

Au temps où l’astre d’or qu’on nomme Renaissance
Versait tout son éclat fastueux sur la France.
Depuis déjà longtemps il n’est plus habité,
Et les fermiers voisins disent qu’il est hanté.
Le haut mur qui l’enclôt se lézarde et se gerce ;
Son vitrage est en poudre, et le vent et l’averse
S’engouffrent à travers ses treillages jaunis
Où des essaims d’oiseaux nocturnes font leurs nids ;
L’ossature du toit s’affaisse et se disloque,
Chaque volet s’éraille et pend comme une loque,
Chaque plancher moisit et craque sous les pas ;
Partout où les rayons du soleil n’entrent pas
Librement l’araignée ourdit ses sombres toiles ;
Le soir, par le plafond, on compte les étoiles,
Et l’on voit clignoter aux soliveaux souillés
L’éclair des grands yeux ronds des hiboux éveillés.
 
Tout cet intérieur vous attriste et vous glace ;
Et bientôt Limoilou ne serait qu’une masse
De débris à l’aspect sinistre et menaçant,
Et dont n’oserait plus s’approcher le passant,
Si ses murs, aussi froids et mornes que les tombes,
N’eussent été bâtis à l’épreuve des bombes.

Or, bien que Limoilou soit près du roc géant
Où Chateaubriand dort bercé par l’Océan,
Bien qu’il ait par son âge une majesté sainte,
L’isolement se fait autour de son enceinte.
Seul, parfois, un rêveur, qu’attire Paramé
Avec tous les trésors de son site embaumé,
Erre un instant le long de sa muraille grise.
Seul, quelque jeune peintre étranger, que l’art grise,
S’en vient, par la jachère aux arômes exquis,
Le contempler de près pour en faire un croquis,
Surpris qu’il ait été jadis la résidence
D’un marin qui donna tout un monde à la France.
Quatre siècles ont fui depuis que ce marin
S’en vint là reposer son grand front si serein
Et si souvent tourné vers le flambeau des astres.
Depuis ce temps, combien de superbes pilastres
Ont été terrassés par l’homme ou par l’éclair ?
Combien de murs se sont éparpillés dans l’air
Sous le feu de la mine ou des artilleries ?
La Bastille est tombée avec les Tuileries,

Maints bastions, témoins d’un duel dont le nom
Vibre encor dans les cœurs comme un coup de canon,
Ont croulé sous l’effort d’indicibles colères ;
Des couches de granit mille fois séculaires
S’éboulèrent du front de grands monts aux abois.
Ischia, l’île d’Ischia, si charmante autrefois,
Disparut sous les chocs d’un tremblement de terre,
Et puis la Martinique est changée en cratère,
Pour s’engouffrer, un jour, dans une mer qui bout…
Et les murs du manoir de Cartier sont debout,
Debout comme le roc d’où Saint-Malo domine
L’Océan dont le flot toujours en vain le mine,
Debout comme le sont leurs voisins les menhirs
Dont l’âge s’est perdu parmi les souvenirs,
Debout comme la gloire immense et souveraine.
De celui qui, prenant l’inconnu pour arène,
Sans répandre le sang, et la croix sur le cœur,
A promené si loin son pavillon vainqueur.
Limoilou ! Limoilou ! malgré l’abîme immense
Séparant notre sol de la terre de France,

Malgré l’éloignement et les vapeurs du flot
Qui cachent à mes yeux les tours de Saint-Malo,
J’aperçois nettement, là-bas, ta silhouette,
J’entends parfois, avec l’oreille du poète,
La brise moduler sur l’angle de tes murs,
J’écoute tout auprès murmurer les blés murs,
Gazouiller les linots, chuchoter l’hirondelle
Qui vient bâtir son nid au flanc de ta tourelle.
Oui, malgré ta vieillesse et ton isolement,
Malgré toute l’horreur de ton délabrement,
Quand je songe à celui dont tu fus l’ermitage,
À celui qui laissa tant de gloire en partage,
Et dont les fiers exploits n’ont pas coûté de sang,
Je te vois entouré d’un nimbe éblouissant.

Collection: 
1904

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