« À quoi bon revenir »

 
A quoi bon revenir encore avec envie
Au souvenir des lieux que nous avons quittés !
Que nous fait le pays où coule notre vie ?
La nature partout a les mêmes beautés.

Pourvu qu’un coin du ciel sur notre tête brille,
Pourvu qu’un arbre vert ombrage notre seuil,
Que le soir, en rentrant, une douce famille
Nous réchauffe le cœur par son joyeux accueil,

Que nous faut-il de plus et qu’importe le reste ?
Oui, pourquoi ces désirs et ces vagues regrets
Qui ramènent nos cœurs à quelque site agreste,
Que nos regards, hélas ! ne reverront jamais ?

Sachons donc oublier nos inutiles rêves,
Oublier un passé qui ne peut revenir,
Employer le présent et ses heures trop brèves
Sans y mêler le fiel d’un amer souvenir.

Soyons indépendants des lieux, sinon des hommes,
Nous dont toute la vie est un long changement,
Et sachons vivre heureux dans l’endroit où nous sommes,
N’importe où, quelque part sous le bleu firmament.

Mais nous cherchons en vain à contraindre nos âmes
De ne plus revenir au songe caressé :
Il faudrait pour cela qu’aux lieux où nous passâmes
Un peu de notre cœur ne se fût pas fixé.

Sur les monts, dans les bois, dans la neige ou la glace,
Sur les chemins cachés, dans les prés onduleux,
Nous avons, en marchant, dessiné quelque trace,
Notre cœur a pensé sous leurs horizons bleus ;

Et comme la brebis au sentier solitaire
Laisse aux buissons sa laine en flocons blancs et doux,
Les lieux où nous avons vécu sur cette terre
Gardent toujours, hélas ! quelque chose de nous.

Neuchâtel, 18 octobre 1882.

Collection: 
1886

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