Avec les mille éclats de ses mille tonnerres,
Se glissant sous le sol, ou montant vers les cieux,
Avec tous ses marteaux, ses enclumes, ses feux,
La fumante industrie enveloppe la guerre.
À la voir s’exalter derrière chaque front
En des usines d’or sous les hautes murailles,
On dirait un orage innombrable et profond
Auquel un peuple immense immensément travaille.
Fonte rouge, qui peu à peu deviens acier,
Lorsque tu sors soudain, éblouissante et nue,
Comme un sang de soleil de tes sombres cornues,
Tu éclaires, le soir, le pays tout entier.
L’ombre longue subit tes lueurs successives :
Et c’est le champ, et c’est la mare, et c’est le bois,
Et c’est au loin la grange et l’étable massives
Et la ferme d’en haut dont s’allument les toits.
Ainsi pour que le front avance ou se maintienne,
On excite les feux partout — et c’est là-bas
Que s’embrasent Woolich, Poutilow et Skoda,
Et que s’éclaire, ici, Chamond et Saint-Etienne.
Oh ces métaux tassés en leurs parcs à lopins !
Les hauts fours embrasés tour à tour s’en nourrissent ;
Autour de leurs flancs creux les ringards retentissent,
Tandis que l’acier mou se serre en des grappins.
De pesants cubes d’or promènent leur lumière
Au ras du sol, avant de se fixer dûment,
Sous la chute précise et sous le poids fumant
Des marteaux s’abattant au long de leurs glissières.
L’obus, d’un seul coup net, se creuse et s’emboutit.
De place en place, on le polit, on le travaille ;
On le bourre à foison de plomb et de mitraille
Et la charge s’endort pour s’éveiller en lui.
Il se glisse et se tasse en de roulants carricles ;
On en mesure et la hauteur et les contours ;
Oh ! ce vrombissement inlassable des tours
Sous le hall formidable et noir où les feux giclent.
Oh ! le geste des mains et des doigts ramassés
Autour du tournoiement de l’acier et du cuivre,
Et les cris des métaux, que leur souffrance enivre
Et qui chantent à se sentir martyrisés
Et s’accordent déjà avec la chanson rouge
Et les cris des soldats qui se ruent pour mourir
Et pour donner leur sang joyeux à l’avenir,
Quand passe la victoire et que le destin bouge.
Dites, l’effort total à l’arrière, à l’avant,
Et la docile ardeur de cette double armée
Dans le bruit innombrable et l’énorme fumée
Que tour à tour l’usine ou la lutte enfle au vent !
C’est pour lui, le soldat, que l’ouvrier s’efforce,
Que sa gorge s’embrase à la flamme des fours,
Qu’il y brûle ses yeux peu à peu, tous les jours,
Et que ses bras vieillis se vident de leur force.
C’est au travail féroce et précis des canons
— Quand la fonte se change en lave au fond des cuves
Et que le hall s’enrage et bout, tel un Vésuve —
Qu’en son torse tanné se sèchent ses poumons.
C’est au vacarme fou des moteurs qu’on essaie
Et qui happent et qui mâchent l’air qui bruit
Que son oreille un jour s’émousse ou s’assourdit
Et que parfois sa main n’est plus que sang et plaie.
Oh ! l’héroïque et clair et fraternel accord,
Entre tous ceux qui font et qui portent les armes
Et qui s’emploient, sous le tonnerre et ses vacarmes,
À rebâtir la vie au ciment de la mort.
Et transportant au rythme ardent de leurs machines,
Par delà les forêts, les champs et les collines,
Des lieux où l’on travaille aux lieux où l’on se bat,
Les schrapnells par milliers et les obus par tas,
Les trains, durant la nuit, indiscontinûment,
Avec leur formidable et secret chargement
Serré en des fourgons ou caché sous des toiles,
Les trains après les trains roulent sous les étoiles.
Jusque dans les hameaux des lointaines provinces,
Le sol comme exalté en trépide et en grince,
Le fleuve répandu, le canal encaissé
Au frisson de ses flots sent la guerre passer.
Les trains roulant toujours sous les astres, la nuit,
Emportent, dirait-on, des morceaux du pays :
Plombs, fer, étains, salpêtre, aciers, boulets, mitraille
Et les soldats qui seront grands dans la bataille.
Si bien que c’est le peuple et, avec lui, la terre
Profonde et l’eau multiple et le roc réfractaire
Qui imposent, à l’ennemi enfin dompté,
Pour le présent et l’avenir, leur volonté.