Autour de la terre obsédée
Circule, au fond des nuits, au cœur des jours,
Toujours,
L’orage amoncelé des montantes idées.
Elles roulent, passent et lentement s’agrègent.
D’abord on les croirait vagues comme les rêves
Qui s’envolent, dès le matin ;
Mais, tout à coup, leurs masses,
Par étages, se tassent
Et s’affirment en des contours certains.
Voici leur ample et magnifique architecture.
Et les regards d’en bas qui les cherchent, le soir,
Reconnaissent, en leur structure,
Chaque arabesque d’or que projette l’espoir
Vers les clartés futures.
Villes, au bord des mers, cités, au pied des monts,
Leur tumulte essoré remplit vos horizons ;
Sur vos frontons de fer, sur vos dômes de cuivre,
Vous les sentez immensément gronder et vivre ;
Parfois quelque penseur au front battant,
À coups d’éclairs et de génie,
En ordonne pour quelque temps
Les harmonies ;
Mais un afflux nouveau de lumières plus nettes
En dérange bientôt les larges silhouettes
Qu’au temps même des plus proches aïeux
L’humanité mirait et gardait en ses yeux.
Ô l’immortelle ardeur des chercheurs et des sages,
Ô leurs tâches, au long des siècles, poursuivies
Pour imposer quand même et la forme et la vie
À ce déchaînement merveilleux de nuages !
Pour en dompter et en régler l’énorme essor
Et les pousser, sous les arceaux d’un clair système
Dont le ferme dessin éclate en lignes d’or ;
Alors,
Qu’en son ardeur à résoudre tous les problèmes
Chaque science s’attaque ou collabore,
Immensément, à ce suprême effort.
Voici : et c’est au cœur de pavillons en verre,
Où des tubes, des lentilles et des cornues
Se recourbent en flores inconnues,
Qu’on analyse, avidement,
Poussière à poussière
Et ferment par ferment,
La matière ;
Et c’est encor,
Au bout d’un cap, au front d’un mont,
Dans la vierge blancheur du gel hiératique,
Qu’avec de lourds et purs cristaux profonds,
On explore l'orgueil des cieux mathématiques
Dont l'immensité d'or et de ténèbres
Se fixe en des algèbres ;
Et c'est encor,
En des salles funèbres,
Où sont couchés, sur des tables, les morts,
Qu'avec des couteaux fins et des pinces cruelles,
On mord
Les artères du cœur et les nerfs des cervelles
Pour en scruter la vie ample et dédalienne ;
Et c'est enfin
Là-bas, au bord d'un lac, ici, près d'un ravin,
Un tel acharnement
À délier la terre ancienne
De l'étreinte innombrable et compacte du temps,
Que ce qui fut la vie et la mort millénaires
Et les faunes des eaux et les faunes des bois
Et les hommes hurlant sous les premiers tonnerres
Tout apparaît énorme et minime à la fois.
Ainsi l'âpre science et la recherche sûre
Tirant de l'univers les lois et les mesures
Dédient aux penseurs purs leurs tâches graduées ;
Et les grappes des faits et des preuves sans nombre
Mêlent leurs feux précis aux feux mélangés d’ombres
Que les hauts constructeurs dressent, dans les nuées.
Descarte et Spinoza, Leibnitz, Kant et Hegel,
Vous les cerveaux armés pour un œuvre éternel,
Dites, en quels étaux de logique profonde,
Vous enserriez le monde
Pour le ployer et le darder vers l’unité ?
Chacun de vous plantait la fixité
Des merveilleux concepts et des fortes méthodes,
Là-haut, dans les vapeurs que le rêve échafaude ;
Tout y semblait prévu, solennel et complet ;
Mais tout à coup vos plans l’un sur l’autre croulaient ;
Du fond des horizons, d’autres ombres roulaient
Et de neuves clartés trouaient la brume épaisse,
Comme autant de chemins, vers quelque autre synthèse.
L’œuvre nouvelle à peine illuminait les yeux,
Qu’une autre encor aussi puissante et aussi claire
Montait d’en bas, vers la splendeur solaire ;
Toutes tremblaient dans le brouillard doré des cieux,
Ramifiant jusqu’au zénith leurs harmonies,
Puis s’en allant et s’écroulant,
Ténébreuses et solitaires,
À mesure qu’apparaissaient sur terre,
De nouveaux abstracteurs et de récents génies.
Ô ces luttes là-haut entre ces dieux humains !
Et quel fervent éclair ils lançaient de leurs mains,
Quand leur vaste raison, héroïque et profonde,
Saccageait l’infini et recréait le monde !
Ils tressaient le multiple et ses branches dardées
En guirlande innombrable, autour de leur idée ;
Et le temps et l’espace, et la terre et les cieux,
Tout se nouait, avec des liens judicieux,
Depuis l’humble vallon jusqu’aux ardentes cimes,
De bas en haut, à chaque étage des abîmes.
Et qu’importe que leur œuvre dans les nuages,
Au vent toujours plus froid des siècles et des âges,
Désagrège l’orgueil géant de ses sommets ?
Ne sont-ils point admirables à tout jamais,
Eux qui fixaient à leurs flèches d’argent pour cibles
Les plus hauts points des problèmes inaccessibles ;
Et qui portaient en eux le grand rêve entêté
D’emprisonner quand même, un jour, l’éternité,
Dans le gel blanc d’une immobile vérité.