I
La lampe enfin est allumée
Sous l’abat-jour de tulle ;
C’est une renoncule
Qui est née ;
C’est quelque étrange fleur
Aux changeantes couleurs
Dans la chambre qui en est tout enluminée.
Ô ce sourire de lumière,
Ce mystère du feu,
Cette nativité dans du verre !
Est-ce une étoile soufre et bleue ?
Est-ce un papillon jaune ?
La chambre s’étonne
De ce bonheur qui dure ;
Elle rit ; elle est guérie
De la pauvreté d’être obscure…
Elle est comme celui qui a reçu l’aumône.
II
Lorsque la lampe éclôt, parmi la chambre obscure,
C’est comme un clair de lune où tout se transfigure :
Les rideaux de guipure aux fenêtres
Sont des voiles de Premières Communiantes ;
Un lis dans un vase a l’air d’un ciboire
Qui attend un prêtre ;
Est-ce qu’une relique est au fond du miroir ?
Toute la chambre est priante…
La lampe atteste alors le Sacré-Cœur qu’elle est,
Plaie authentique et rédemptrice,
Elle que toute l’ombre appelait
Et qui, dans l’ombre enfin, rouvre sa cicatrice.
Ô lampe, plaie en fleur d’une rose trémière !
Et, dans la chambre en deuil,
C’est un Sacré-Cœur de lumière
Qui saigne moins, pour nos péchés, qu’il ne s’effeuille.
III
Douceur du soir et de la lampe qui s’allume !
C’est la fin d’un veuvage et la fin d’un exil ;
Douceur ! quand le soir vient, le jour au cœur naît-il ?
Ah ! créer à son gré chez soi ce clair de lune !
Douceur du soir et de la lampe calme et bonne ;
On se sent tout à coup la face d’un élu ;
L’âme s’éclaire ; elle renonce et ne s’adonne
Qu’à démêler les écheveaux des angélus.
Qu’est-ce encor que ces bruits, au loin, qui continuent ?
Le silence aux conseils de l’ombre cède enfin ;
C’est l’heure tiède où l’on devient un peu divin…
Des nénuphars sont nés parmi les glaces nues.
Un ecclésiastique amour de la douceur
Revêt comme de lin pascal et d’innocence ;
On se semble approcher de la fin d’une absence,
Ou veiller le sommeil d’une petite sœur.
La lampe perce un peu les mystères ; on voit
Des signes éclater dans la demeure obscure.
Est-ce qu’un oiseau blanc s’est posé sur le toit ?
On dirait tout à coup qu’on habite une cure.
Douceur ! La lampe met dans l’âme un temps de mai
Et des clartés d’argent fluide où l’âme trempe ;
Le clair de lune fait les grands lis se pâmer ;
L’âme, ce lis aussi, se pâme au clair de lampe.
IV
La lampe est une calme amie
Qui nous console et nous conseille
Chaque soir de la vie ;
La lampe est une sœur
Qui nous montre son cœur
Comme un soleil.
La lampe est confidentielle ;
Sa clarté tremble comme des lèvres
Qui parlent en rêve ;
On se croit déjà comme au ciel…
La flamme balbutie et bouge ;
Vraiment la lampe est une sœur
Qui nous met sur le cœur
Sa chaude bouche.
Ah ! l’homme amer qu’on a été
Et que la lampe va guérir !
Elle est toute douceur ;
Oui ! elle est une sœur,
Même une sœur infirmière
Qui met dans nos yeux sa lumière
Comme un collyre…
Et nous voyons l’Éternité.
V
Dans l’âtre noirci
Le bois pétille, gaîment flambe
(Dans mon cœur aussi) ;
Il ajoute sa flamme à la lampe
Et les ombres sur le plafond,
En dansant, s’en vont…
VI
Heureux ceux qui n’ont aimé que les lampes !
Les bûches flambent…
Et les lampes ont rassuré le soir frileux ;
Ô les demeures enfin sûres
Et si calmes ― comme des cures ! ―
Que la fumée, au ciel, relie en chemins bleus.
C’est alors la vie en joie et nuance
À s’écouter, comme s’écoute
Une vieille horloge où le Temps
S’écoule goutte à goutte
Dans le silence.
Heureux reclus !
Quelle vie est meilleure ?
Ils écoutent aussi les lointains angélus
Et des gouttes du son et des gouttes de l’heure
Ils se sont fait des chapelets intermittents.
Heureux ceux qui n’ont aimé que les lampes !
Ils ont vu clair en eux ;
Ils sont tout lumineux ;
Leur conscience est un écrin
Plein de joyaux qu’enfin la solitude enflamme ;
Ah ! comme ils dorment, leurs vieux chagrins !
Et cet orgueil de n’être plus qu’humain à peine !
Trésor intérieur !
Richesse de son cœur !
Parure de soi-même !
Heureux ceux-là dans leur demeure !
Vie heureuse qu’ils ont choisie !
Destinée extatique ! Allez-y
Les voir gravir en paix l’escalier blanc des Heures.
Et ils s’appuient aux lampes
Comme à une rampe…
Ô les lampes toujours fidèles !
Ô les lampes, quand le soir tombe !
Guérison de l’ombre ;
Joie des veilles et des vigiles ;
Espoir en elles
Lorsque dans la maison qui dort
Elles égrènent la bonne huile en larmes d’or
Pour les cœurs qui sont doux comme les Évangiles.
VII
Des colombes, au bord de la gouttière, boivent
Et leur cou, qui se gonfle, est gris et violet,
De la couleur qu’ont, lorsqu’il pleut, les toits d’ardoise ;
Et puis c’est comme si le jour s’étiolait.
Dans le salon, dont la fenêtre reste ouverte,
La lampe brûle et le jardin en va bleuir,
Malgré les pigeons blancs et la pelouse verte ;
Joie humble qu’on tuerait à trop l’approfondir…
VIII
J’aime la vie, oh ! cette vie unie et calme
Qui est ma vie ― un peu aussi celle des autres ;
Mais la mienne surtout, douce comme une palme,
Cette vie où mon âme est celle d’un apôtre.
J’aime ma vie et j’aime aussi toute la vie,
Toute la vie éparse et douce malgré tout,
Comme on aime l’année avec ses raisins d’août,
Avec sa neige de janvier, avec sa pluie…
Bonheur subtil de se sentir une âme bonne
(Car la vie est meilleure en étant bon soi-même) ;
Qu’est-ce que cela fait, la lampe qui charbonne
Et la rouille sur le bouquet de chrysanthèmes ?
Car il fait clair, il fait fleuri, toujours, en nous.
Ah ! cette vie en paix ! Et les musiques fraîches
S’éveillant dans le lustre où la poussière joue ;
Et la fraîcheur tombant du givre des bobèches !
Douceur ! Par la fenêtre un clair de lune abonde
Qui sur les vitres tend ses claires mousselines ;
L’horloge au cœur ancien compte l’heure et la rythme
Et son cœur est d’accord avec le cœur du monde.
Silence ! Ah ! cette vie humaine et qui s’accorde
Avec toute la vie en joie ou en douleur
— Sachant toutes les œuvres de miséricorde ―
Et qui, de loin, relie à tous les cœurs mon cœur !
IX
La lampe dans la chambre est une rose blanche
Qui s’ouvre tout à coup au jardin gris du soir ;
Son reflet au plafond dilate un halo noir
Et c’est assez pour croire un peu que c’est dimanche.
La lampe dans la chambre est une lune blanche
Qui fait fleurir dans les miroirs des nénuphars ;
On ne sait plus quel jour il est, ni s’il est tard,
Sauf qu’on est doux comme à la fin d’un beau dimanche.
Sourire de la lampe en sa dentelle blanche
Qu’on dirait une coiffe où dorment des cheveux ;
Lampe amicale aux lents regards d’un calme feu
Qui donne à l’air de chaque soir l’air du dimanche.
X
Quand les lampes ont rassuré le soir frileux,
Les clés vont assurer les serrures ;
Le jour est feu ;
Oh ! les demeures enfin sûres !
Les clés en carillon léger
Tintent, tintent…
Et, dans les chambres indistinctes,
Où le soir avec la solitude s’accorde,
Les miroirs n’ont plus peur d’un visage étranger.
Tout est douceur, silence et ordre ;
Les portes l’une après l’autre sont closes ;
Et les clés en un frissonnant trousseau
Semblent les plumes d’un oiseau
Qui ose
Et s’aventure,
Oiseau de clair métal picorant aux serrures.
XI
Ah ! cette tristesse de la maison
À la chute du crépuscule !
On dirait que des roses brûlent ;
Il flotte une odeur de poison.
Dans son cadre en feuillage d’or
La glace ancienne apparaît blêmie
Et d’étranges chimies
Dans l’obscurité s’élaborent.
Qui est-ce qui va mourir ?
Quel deuil s’apprête ? Quel complot ?
Le jour se hâte de finir ;
Les lampes naissent dans un halo.
L’ombre est changeante comme un ciel.
Combat de l’ombre avec les lampes :
On croit voir couler du sang et du fiel ;
L’ombre est en fuite et rampe.
L’ombre n’est plus noire ; elle est verte,
Empoisonnée, il semble, peu à peu,
Comme si une porte s’était ouverte
Sur un jardin vénéneux.
Ah ! tout ce que le soir nous inocule
De dégoût de vivre et d’à quoi bon,
Et de poison mental auquel nous succombons…
Ah ! ce crime quotidien du crépuscule !
XII
Dans le vieux salon qui s’aigrit
À cause du soir taciturne,
Les lampes ont inauguré leurs clairs de lune
Parmi des crêpes gris.
Phares ! Archipel d’or !
Petites îles de lumière
Dans le salon qui se dédore ;
Fraîches roses trémières !
Le vieux salon était comme un veuf,
Accablé par l’ombre unie au silence ;
On dirait maintenant qu’il se recommence
Avec un cœur neuf.
XIII
Tant de lampes ! Oh ! ces lampes qu’on voit, le soir,
Cependant qu’il pleuvine,
Fleurir les tristes vitres noires ;
Et c’est des roses dans une cendre argentine.
Lampe des chambres de bonheur ;
On devine une alcôve :
Lampe baissée, en des scrupules de pudeur…
La lumière qui diminue
Devient vague et mauve ;
Et parfois la fenêtre encadre une ombre nue…
Lampe du pauvre ou du génie
Qui bat auprès d’eux
Comme un pouls fiévreux ;
La nuit les enveloppe en la même insomnie.
Lampe aux rougeurs de fard,
Lampe aux rougeurs de fièvre ;
Ah ! toutes les sortes de rêves
Qui s’obstinent si tard !
Lampes en roulis des steamers
Pour tant d’émigrants blêmes,
Cœurs chimériques
Qui croient trouver des Amériques
Et ne se trouvent pas eux-mêmes…
Ah ! comment éclairer la mer ?
Lampes des wagons et des gares,
Tant de fanaux fiévreux, transis,
Dont la nuit se bigarre ;
C’est comme si
C’étaient des cœurs en sang,
Cœurs des bannis, cœurs des absents,
Dont le souvenir persévère
Et qui, depuis l’adieu, saignent là dans du verre.
Lampes des autels, côte à côte,
Langues du Saint-Esprit,
Flammes de Pentecôte.
Lampes des moines en cellule
Qui sont les enlumineurs
De leur âme humble et nulle.
Lampes nocturnes des mineurs
Qui patiemment fouillent
Les paysages de la houille ;
C’est comme un projet de forêt
Où les lampes éclaireraient
Des fougères de deuil.
Lampes des pontons et des phares
Doux avertisseurs de l’écueil ;
Clarté qui, de soi-même avare,
Scintille, intermittente, afin d’être éternelle.
Tant de lampes ! Toutes les lampes qui succombent,
Lampes des chambres, de la mer et des tunnels,
Et dont coula le sang pour le rachat de l’Ombre !