Les Jets d’eau

 
I

Dans les villes de nord et de mysticité
Il y a des jets d’eau doucement invisibles
Au bruit calme, de temps en temps ressuscité,
Et frais comme le nom des ruisseaux dans la Bible.

Vieilles villes qui sont un moment rafraîchies
Par ces colonnes de cristal éblouissant
Avec des chapiteaux de givre, s’élançant ;
Et les villes sans joie ont tu leurs élégies.

Dans les cours des maisons, dans les jardins des cloîtres,
Les jets d’eau montent et retombent en leurs vasques
Et sans cesse se reforment comme une vague ;
Et, dans le soir, on les entend croître ou décroître.

Ô jets d’eau, toute cette innocence qui joue
Avec soi-même, comme un paon blanc sous la lune !
Le jet d’eau a frémi, s’assemble, fait la roue ;
— Tant de jets d’eau, qui se répondent dans la brume !

Doux jets d’eau ! Innocence et froideur ! Ils sont vierges
Et semblent se vêtir de blancheur unanime ;
Chaque élan est comme un nénuphar qui émerge ;
Et c’est, au loin, des reposoirs de mousselines.

Vieilles villes qui en sont moins mélancoliques,
Comme si les jets d’eau pâles filaient du verre
Pour abriter sous une vitre des reliques,
Ou filaient de la toile en linceul de Calvaire.

À quoi s’occupent-ils, les doux jets d’eaux cachés,
Où les villes en deuil lotionnent leur peine ;
Ils semblent chuchoter, d’une voix presque humaine,
Comme s’ils remettaient à quelqu’un ses péchés.

À quelle œuvre invisible est-ce qu’ils collaborent,
Jets d’eau qui sont intermittents pour qu’on écoute
— Dans le silence gris que leur rumeur déflore ―
Le Temps s’enfuir pour ainsi dire goutte à goutte.

II

Le jet d’eau dans le jardin d’avril
Est une Première Communiante
Impatiente,
Un peu puérile et fébrile,
Ayant peur d’arriver trop tard
À la messe de la paroisse,
Et se plaignant du vent et du brouillard
Qui défraîchit sa robe blanche ou qui la froisse.

Le jet d’eau semble à genoux,

Ô robe blanche en avalanche,
Tulle qui tremble et traîne qui déferle…
Et cet égrènement d’un chapelet de perles,
Avec un murmure si doux !

Le jet d’eau tout le jour attend ;
Les fleurs ouvrent leurs cassolettes
Où dort un impalpable encens ;
C’est le printemps ;
Et le jardin s’orne pour la fête.

On entend le jet d’eau qui prie,
L’air à genoux dans le gazon,
Faisant monter toujours plus haut son oraison ;
Et le jardin, comme une église, s’assombrit.

Alors voilà la Lune offrant sa grande hostie.

Le jet d’eau qui s’impatiente,
Dans sa robe de Communiante,
Croit déjà qu’il en communie…
La Lune aussi cache un visage
— Comme l’Eucharistie ―
Qui lentement se dégage
Avec des lèvres et des yeux.
Le jet d’eau songe que c’est l’heure…
Il s’élance, il avance, il ondule,
Dans ses falbalas de tulle,
Et croit sentir vers lui venir un dieu.

Mais la Lune est là qui demeure
Dans un recul où nulle bouche
Ne la touche,
Hostie inviolée et qui s’isole, au loin,
Visage calme d’un témoin.
Elle n’a pas voulu descendre
Et lui, pauvre jet d’eau, n’a pas assez monté !

Maintenant le soir tombe et il pleut de la cendre.

C’est comme si rien n’avait été ;
À peine une étoile allume une veilleuse ;
Le jet d’eau qui a renoncé
Va replier sa robe cérémonieuse,
Toute pâle dans l’air foncé.

III

Dans les jardins enclos, plus d’un jet d’eau dépasse,
Tel qu’une palme, le haut mur ;
Il s’essore, désir haletant, dans l’espace ;
Comme on baise une bouche, il va baiser l’azur !

Puis quand tombe le soir, les jets d’eau des jardins
Dans les gazons qu’ils trempent
S’apaisent, vont s’éteindre en élans indistincts ;
Les jets d’eau ont baissé, comme baissent les lampes.

IV

Le jet d’eau s’est levé sur la vasque d’eau morte ;
Il a l’air dans le soir de quelqu’un qui exhorte
Et porte au ciel, dans un bouquet, une supplique.

Le parc s’empreint d’une douceur évangélique
Et les feuilles vont se cherchant comme des lèvres.

Seul le jet d’eau s’afflige ; il insiste, il s’enfièvre

Dans cette solitude où son élan se brise.
Ah ! que n’a-t-il plutôt humblement accepté
Le sort calme d’avoir pour sœurs les roses thé,
Et de ne se crisper qu’à peine sous la brise,
Et d’être un étang plane au niveau du jardin ?
Orgueil ! Il a voulu toucher le ciel lointain,
S’élever au-dessus des roses, ô jet d’eau
Qui se termine en floraison de chapiteau,
Comme pour résumer à soi seul tout un temple.

Ah ! l’effort douloureux, toujours inachevé !
Il est debout, encor qu’il chancelle et qu’il tremble ;
Il est celui qui tombe après s’être élevé ;
Il rêve en son orgueil l’impossible escalade
De l’azur, où planter son frêle lis malade ;
Il est le nostalgique, il est l’incontenté ;
Il est l’âme trop fière et que le ciel aimante.
— Ah ! que n’a-t-il vécu du sort des roses thé
Parmi l’herbe où leur vie est heureuse et dormante ! ―
Il est le doux martyr d’un idéal trop beau ;
Il espérait monter jusqu’au ciel, le jet d’eau !
Mais son vœu s’éparpille ! Et sa robe retombe
En plis agenouillés comme sur une tombe.

V

Le jet d’eau monte dans l’air bleu
Et retombe sur lui-même ;
On dirait un adolescent qui s’aime
Et se caresse avec ses cheveux.

Le jet d’eau se contemple et s’adore
Dans la vasque en miroir. C’est Narcisse…
Sa crinière d’eau s’échevèle
Et le soleil la dore.

Le jet d’eau rit et se secoue
Comme s’il avait des ailes…
C’est de l’eau qui, avec de l’eau, joue !
Le jet d’eau s’émerveille
De s’élever si haut et qu’il se continue…
Puis, par moments, il s’élargit comme une treille
Qui se tiendrait d’elle-même en suspens.

Le jet d’eau rit, tel Narcisse ;
Car ― toute son eau retombant
Comme un linge qui s’éparpille ―
Il semble que c’est de soi qu’il se déshabille
Et qu’il est enfin nu !

VI

Le jet d’eau dans le soir monte, lancéolé,
Frêle lance d’eau pâle en un parc désolé,
Où l’ombre, aux marbres blancs, s’est tressée en épines.
Un coq lointain pousse son cri de trahison ;
Et les pieds de Judas font pleurer le gazon ;
Tout s’abandonne à des douleurs comme divines ;
Le passant qui se signe est en forme de croix ;
L’eau de l’étang qui rêve a l’air soudain salie
D’un vase d’amertume avec toute sa lie ;
Or la lune a surgi dans l’ombre qui s’accroît ;
C’est comme une blessure au milieu du silence
Par où coule le sang de la nuit en ruisseau ;
La lune saigne, il semble, à cause du jet d’eau ;
Et c’est la plaie, au flanc, ouverte par la Lance.

VII

Les jets d’eau sont des rouets
D’une soie impalpable et blanche ;
Au-dessus, la lune se penche ;
C’est la fileuse aux soins muets…

Les jets d’eau envident leur soie
Qui s’allonge, tourne, se ploie
En liquides écheveaux.

La lune file les jets d’eau.

Ô ces fils d’eau s’amincissant
Et qui s’effilochent !
C’est comme si on voulait
Filer de l’encens
Ou des sons de cloche
À un silencieux rouet.

La lune file les jets d’eau.

Les jets d’eau sont omnicolores ;
Ils prennent toutes les nuances
Selon l’heure et le ciel,
Prisme toujours en fuite et qui se recommence !

Il semble que chacun d’eux élabore
Une part de l’arc-en-ciel.

La lune file les jets d’eau,
Pâle fileuse en robe blanche
Qui sur eux, çà et là, se penche,
Avec de calmes yeux ;
Et alors on dirait que ce sont des cheveux
Qu’elle file sur un tombeau…

La lune file les jets d’eau.

VIII

Sous le ciel maladif et que l’orage soufre,
Mon âme se sentait devenue un jardin,
Mon âme se sentait un grand jardin qui souffre,
Un jardin qu’on croyait jusqu’alors anodin,
Mais où la belladone éclôt et la ciguë.
Dans ce jardin de mon âme monte un jet d’eau
Et la foudre qui vole est comme un rouge oiseau
Que le jet d’eau poursuit de ses flèches aiguës ;
Mais la foudre est trop haut ; le jet d’eau monte en vain ;
— Ah ! s’élancer d’en bas vers un but trop divin !… ―
Et le jet d’eau s’endort sur ses flèches vaincues.

Collection: 
1898

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