Les Deux drapeaux

 
C’était le soir d’un jour de fête,
La fête du Saint-Sacrement.
Sur chaque toit, sur chaque faîte
Des drapeaux flottaient mollement.

Plus d’une avenue était pleine
Des fleurs de la procession.
Le vent retenait son haleine,
Le flot sa modulation.

Le couchant, beau comme l’aurore,
Empourprait les saints reposoirs,
Dont les cintres gardaient encore
De vagues parfums d’encensoirs.

Des femmes et des enfants roses,
Épanchant l’encens de leur cœur,
Foulaient les lilas et les roses
Qu’avait semés l’enfant de chœur.

En foule les anges terrestres,
Sous les feux du couchant doré,
Visitaient les réduits agrestes
Où le ciel même était entré.
 
Et la pieuse théorie
S’enflammait devant des monceaux
De bouquets et d’argenterie
Rayonnant dans les verts berceaux.

Avec plus d’un groupe adorable,
Admirant chaque reposoir
Festonné de feuilles d’érable,
J’errais dans les rougeurs du soir.

Distrait, l’esprit hanté d’un rêve,
Je m’arrêtai sous un arceau
De feuillage encor plein de sève,
Encore ému d’un chant d’oiseau.

Au fond de la voûte de branches,
Sur un autel orné de lis,
De violettes, de pervenches,
Deux longs drapeaux mêlaient leurs plis.

C’étaient l’étendard de la France
Et la bannière d’Albion :
La grandeur avec la puissance,
L’aigle veillant près du lion.

Or, pendant que dans des extases
Qui faisaient taire tout propos,
Les femmes contemplaient des vases,
Moi je regardais les drapeaux.
 
Je fixais les deux oriflammes
Près desquels avait reposé
Le pain mystérieux des âmes,
Dans l’ostensoir d’or enchâssé.

En face des nobles bannières
Formant le fond du saint tableau,
Je croyais ouïr les tonnerres
De Fontenoy, de Waterloo !

Cependant les ombres noyèrent
Du reposoir le frais arceau…
Les charmants essaims s’envolèrent,
Et je restai seul au berceau.

Tout à coup, dans la nuit suave,
Tombant des cieux calmes et clairs,
Un drapeau prit une voix grave
Et laissa tomber ces mots fiers :

— Jamais le soleil ne se couche
Sur l’Empire où flottent mes plis.
Quel que soit le doigt qui me touche,
Je suis sans tache comme un lis.

Je change la nuit en aurore.
Au grand condor je suis pareil,
Et j’ouvre mon aile sonore
Sans en voiler aucun soleil.
 
Ma splendeur est toujours sereine.
Colombe qui voit tout venir,
Je vais cherchant pour l’arche humaine
L’olivier saint de l’avenir ! ―

Alors le drapeau tricolore
Parut prendre un plus vif éclat,
Et sur l’autel saint qu’il décore,
Tout aussi fier, ainsi parla :

— Jamais le pauvre ne se couche
Sans pain à l’ombre de mes plis.
Malheur au lâche qui me touche,
Que je porte l’aigle ou les lis.

Versant, formidable d’aurore,
Un rayonnement sans pareil,
J’ai le frissonnement sonore
De l’oiseau qui vole au soleil.

Je suis la lumière sereine
Que chaque peuple voit venir,
Guidant la caravane humaine
Vers l’oasis de l’avenir ! ―

Et toujours, devant les bannières
Formant le fond du saint tableau,
Je croyais ouïr les tonnerres
De Fontenoy, de Waterloo.

Collection: 
1904

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