Le Parnasse contemporain/1869/Mysticisme

Mon esprit, comme un somnambule,
Hante la crête des grands murs.
Mes pas jamais ne sont plus sûrs
Qu’au bord des toits où je circule.

Dans les ténèbres je vois clair :
Les yeux sont clos, mais l’âme ouverte ;
Et j’avance à la découverte
Dans la molle épaisseur de l’air.

Je ne vois rien que ma pensée,
Qui me guide infailliblement,
Et me fait poursuivre en dormant
Ma promenade commencée.

Pour les périls plein de mépris,
Je voyage de cime en cime,
Et je me penche sur l’abîme,
Et je regarde, — & je souris.

Les lois, les problèmes, les doutes,
Je les résous sans balancer ;
Sur les gouffres, pour y passer,
Je me choisis d’étranges routes !

Dans les fentes de la cité,
Qui, d’en haut, me sont apparues,
Tous les passants, au fond des rues,
Semblent frappés de cécité.

Noyés dans leur gaz méphitique,
Ils s’acharnent, sur le pavé,
A chercher ce que j’ai trouvé
Grâce à ma folle gymnastique !

Où les plus braves auraient peur.
Je ne connais pas le vertige :
L’instinct secret qui me dirige
Vient du ciel, & n’est point trompeur !

J’ai mis au feu mon dernier livre :
L’horizon en est trop étroit ;
Et je suis monté sur le toit
Pour respirer enfin, & vivre !

Je vole aux destins qui viendront,
Comme un navire à pleines voiles ;
Et je crois toucher les étoiles
Dont la poussière est sur mon front !

J’entends à peine le murmure
De la misère & de l’erreur,
Qui s’agitent avec terreur
Sous cette fourmilière obscure.

Calme dans ma sécurité,
Je berce ainsi ma vie entière,
Rêvant au bord d’une gouttière,
Quand le vide est à mon côté !

Mais surtout dans ma somnolence
Ne m’éveillez pas, mes amis !
Je suis parmi ces endormis
Qu’il faut laisser à leur silence !

Je veux aller — je ne sais où :
Mais si vos voix troublaient mon somme,
Je tomberais comme un pauvre homme,
Et je me casserais le cou !

Collection: 
1971

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