Le Parnasse contemporain/1866/Vers le passé

Longuement poursuivi par le spleen détesté,
Quand je vais dans les champs, par les beaux soirs d’été.
Au grand air rafraîchir mes tempes,
Je ris de voir, le long des bois, les fiancés
Cheminer lentement, deux par deux, enlacés
Comme dans les vieilles estampes.

Car je dédaigne enfin les baisers puérils
Et la foi des seize ans, fleur brève des avrils,
Éphémère duvet des pêches,
Qui fait qu’on se contente et qu’on est trop heureux,
Si la femme qu’on aime a les bras amoureux,
L’âme neuve et les lèvres fraîches.

Elle est évanouie à jamais la candeur
Qui fait que l’on s’éprend d’un petit air boudeur
Qui n’est bien qu’à travers le voile,
Et qu’on n’a pas de mots assez ambitieux
Pour dire à ses amis qu’elle a de jolis yeux
Couleur de bleuet et d’étoile.

Et c’est la fin. Mon cœur, quitté des anciens vœux,
Ne saura plus le charme infini des aveux
Et ce bonheur qui vous inonde
Parce qu’un soir de mai, dans les bois, à Meudon,
Sur votre épaule, avec un geste d’abandon,
Elle a posé sa tête blonde.

Et pourtant j’ai connu tout cela, j’ai connu
Même ces doux projets de bonheur ingénu
Dont l’âme si bien s’accommode :
L’hiver, le coin du feu, la chambre aux sourds tapis,
Et, dans un frais berceau, deux enfants assoupis
Auprès de leur mère qui brode.

Mais cet espoir hélas ! d’un avenir doré,
Ces apparitions, ces rêves ont duré
Le temps d’une aube boréale,
Et mon esprit partit aux pays fabuleux
Où l’on pense cueillir les camélias bleus
Et trouver l’amour idéale.

Là, j’ai beaucoup souffert, et j’en reviens meurtri.
En d’indignes plaisirs à jamais j’ai flétri
Les saintes blancheurs de mon âme.
Je reviens du rivage où j’avais émigré,
Et j’ai le front très-pâle, et cependant malgré
Ce que j’ai souffert par la femme,

Malgré ce cœur brisé, sans espoir et sans foi,
Ces débauches qu’on fait à la fin malgré soi
Comme de hideuses besognes,
Sans cesse je retourne à mon passé riant,
Ainsi qu’aux premiers froids toujours vers l’Orient
Reviennent les blanches cigognes.

Collection: 
1971

More from Poet

  • O poète trop prompt à te laisser charmer,
    Si cette douce enfant devait t'être ravie,
    Et si ce coeur en qui tout le tien se confie
    Ne pouvait pas pour toi frémir et s'animer ?

    N'importe ! ses yeux seuls ont su faire germer
    Dans mon âme si lasse et de tout assouvie...

  • J'écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
    Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
    Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
    Elle songe sans doute au mal qui m'exila
    Loin d'elle, l'autre hiver, mais sans trop d'épouvante,
    Car je suis...

  • Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
    Sans doute par les nuits d'été, quand l'atmosphère
    S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins ;
    Mais j'aime aussi vos bals en plein vent d'où, soudains,
    S'échappent les éclats de rire à pleine bouche,
    Les polkas...

  • Songes-tu parfois, bien-aimée,
    Assise près du foyer clair,
    Lorsque sous la porte fermée
    Gémit la bise de l'hiver,

    Qu'après cette automne clémente,
    Les oiseaux, cher peuple étourdi,
    Trop tard, par un jour de tourmente,
    Ont pris leur vol vers le Midi ;...

  • Captif de l'hiver dans ma chambre
    Et las de tant d'espoirs menteurs,
    Je vois dans un ciel de novembre,
    Partir les derniers migrateurs.

    Ils souffrent bien sous cette pluie ;
    Mais, au pays ensoleillé,
    Je songe qu'un rayon essuie
    Et réchauffe l'oiseau...