Le Parnasse contemporain/1866/La Mer des yeux

Que tes yeux sont charmants et profonds : ils sont plus
Immenses que la mer et plus infinis qu’elle :
Les horizons, qu’emplit la houle de son flux,
Sont moins lointains que ceux qu’on voit en ta prunelle.

Ma contemplation s’abîme dans tes yeux,
Mer idéale dont les houles fantastiques
Sur leur indéfini vague et silencieux
Bercent languissamment mes visions mystiques.

Et du fond de tes yeux, mon Esprit, que conduit
Une étoile perçant péniblement les ombres,
Regarde loin, en bas, aux confins de la nuit,
Mon cadavre amoureux qui pleure à tes pieds sombres.

Car mon corps, dans l’amour divin, s’est endormi.
Le mystère, qui rêve aux bords de ta paupière,
Absorbe tout mon être, et le roule parmi
La mer vitreuse, où court un frisson de lumière.

Quand tes regards sont doux, sur la mer de tes yeux
S’étend un jour égal qui palpite et flamboie,
Et dans le bercement des espoirs radieux,
Je nage en chantant comme un voilier qui louvoie ;

Je nage dans tes yeux comme dans une mer
Orientale, à l’heure où s’éveille l’aurore
Douce et rouge, versant les fraîcheurs de l’éther
Dans sa sérénité transparente et sonore

Lorsque de tes regards jaillissent des éclairs,
Quand la mer de tes yeux s’irrite et se soulève,
Et qu’un nuage noir, éteignant les cieux clairs,
Apporte une tempête effroyable qui crève ;

Je me perds dans tes yeux noirs comme dans les flots
Épais des mers du Nord, où les ombres massives
Font chanter, sur le rhythme étouffé des sanglots,
Le chœur désespéré des vagues convulsives.

Quand la mer de tes yeux reçoit de tes regards
Une tristesse morne et pleine de clémence,
Je crois voir, à travers d’ineffables brouillards,
Un clair de lune froid sur l’océan immense.

Et mon âme, en rêvant balancée au remous
Monotone des vents légers comme une haleine,
Contemple, à l’horizon mélancolique et roux,
Les yeux clairs d’une étoile éternelle et lointaine.

Toujours vers ces yeux clairs je vogue éperdument ;
Les caresses des flots engourdissent mon âme,
Et j’entends dans un sourd et lent bruissement,
S’ouvrir sous mes efforts la mer sombre qui clame.

Mais en m’engloutissant, je regarde toujours,
Cher astre, tes yeux clairs à travers la mer sombre ;
Ah ! quand pourrai-je, au ciel calme que tu parcours,
Te suivre, libéré des rêves et de l’ombre ?

Or voici que la mer me couvre absolument ;
Sa nuit roule sur moi comme sur un coupable,
Et je m’endors dans cet anéantissement
Aux soupirs de la mer tranquille et formidable.

Je sais que je vaincrais la mer, où je m’endors
Triste, dans le néant des visions funèbres,
Si ton baiser vivant ressuscitait mon corps
Mort d’amour à tes pieds noyés dans les ténèbres.

Collection: 
1971

More from Poet

  • À Henri Winter.

    Minuit faisait jaillir, comme des étincelles,
    Les gerbes de ses sons qui, palpitant des ailes,
    Montaient et vibraient en tremblant,
    L'air était sec et vif ; la nuit calme et splendide ;
    Et le dôme du ciel, sans vapeur et sans ride,
    Était...

  • Puisse ma libre vie être comme la lande
    Où sous l'ampleur du ciel ardent d'un soleil roux,
    Les fourrés de kermès et les buissons de houx
    Croissent en des senteurs de thym et de lavande.

  • J'admire, dédaigneux des vagues mélopées
    Qu'entonnent nos rimeurs sinistres ou plaintifs,
    L'épanouissement des vastes épopées
    Balançant leurs parfums dans les vents primitifs.

    Les jeunes univers dilatés et sonores,
    S'abreuvaient de la vie, éparse dans les airs,...

  • Quelques feuilles, guirlande verte,
    Environnent de leur émail
    Cette jeune rose entrouverte,
    Petite coupe de corail.

    Ses pétales aux teintes blondes,
    Dont la nacre rose pâlit,
    Se frisent et semblent les ondes
    Du frais parfum qui la remplit.

    Vois-...

  • On dirait que ce vent vient de la mer lointaine ;
    Sous des nuages blonds l'azur du ciel verdit,
    Et, dans l'horizon blême, une brume incertaine
    S'amasse à flot épais, se dilate et grandit.

    Elle éteint le dernier éclat du soleil pâle
    Qui plonge et s'enfouit dans le...