C’était le premier Mai, dans le Jardin des Plantes.
Le matin parfumé riait, frais et vermeil ;
Son doux souffle courait sous les feuilles tremblantes,
Comme un soupir d’enfant sortant de son sommeil.
La rosée et le jour éclataient en féeries ;
Chaque fleur, tout brin d’herbe avait son diamant,
Et, comme un vaste écrin semé de pierreries,
Tout l’enclos scintillait dans l’or du firmament.
Les arbres secouaient la nocturne paresse,
De chaleur lumineuse heureux de s’imprégner ;
Le ciel bleu n’était plus qu’une immense caresse
Où la terre éblouie aimait à se baigner.
Les jets d’eau murmurants en gerbes prismatiques
Au soleil s’élançaient plus luisants que l’acier,
Accompagnés du chœur des oiseaux aquatiques,
Ou des rugissements lointains d’un carnassier.
Tout au loin, sous l’azur, la cité dont le faîte
En un brouillard doré nageait confusément,
Ruche énorme, aux splendeurs de la nature en fête
Mêlait son éternel et sourd bourdonnement.
La verdure, les fleurs, les bois, dans la lumière
Qui leur versait à flots joie et vitalité,
Aussi frais, aussi purs qu’à l’aurore première,
S’enivraient de jeunesse et d’immortalité.
C’était un de ces jours où tout chagrin morose
En espoir s’évapore aux rayons du printemps ;
Où le vieillard lui-même, à l’odeur de la rose,
Se rappelle, charmé ses rêves de vingt ans.
J’errais seul, au hasard, sous les branches fleuries,
Le cœur de molle extase et d’oubli pénétré,
La pensée éperdue en vagues rêveries,
Quand j’entendis soudain un cri désespéré,
Un de ces cris d’angoisse, alarme épouvantable
D’un être qui succombe au bout de tous ses vœux,
Dont l’accent se prolonge en écho lamentable,
Et d’horreur aux passants fait dresser les cheveux.
La chanson des oiseaux qui vibrait gaie et vive,
Suspendue à l’instant, s’éteignit par degrés,
Comme dans un banquet, où se meurt un convive,
Se taisent tout-à-coup les rieurs effarés.
Les sinistres appels de cette voix mourante
Retentissaient au loin, d’autres appels suivis ;
De l’endroit, d’où partait leur clameur déchirante,
Je m’étais vivement approché, quand je vis,
Dans sa cage de fer, grande et triste figure,
Le Condor qui cherchait à fuir de sa prison :
Les barreaux avaient peur de sa vaste envergure ;
On eût dit l’ouragan qui monte à l’horizon ;
Et l’on croyait ouïr, à sa voix sibylline,
Comme aux jours disparus des chevaliers errants,
Un de ces étrangers, debout sur la colline,
Qui prédisaient la chute ou la mort des tyrans.
Accourue en tumulte, une foule grotesque
De niais radieux, de badauds aux fronts plats,
Autour de l’animal tragique et gigantesque,
Hurlait, gesticulait ou riait aux éclats.
Quelques rares passants à ce navrant spectacle
Assistaient d’un air triste, et, plaignant avec moi
Le courage du fort brisé contre l’obstacle,
Sentaient pour le captif un douloureux émoi.
Avec son manteau fauve aux reflets de ténèbres,
Ses yeux bruns qui dardaient un rayon fulgurant,
Et le frémissement de ses ailes funèbres
Qu’il secouait pareil au Phénix expirant.
Devant mes yeux encor, — des spectateurs honnie, —
Revit son imposante et sombre majesté,
Jetant aux quatre vents son hymne d’agonie,
Dont l’écho pour jamais dans mon cœur est resté.
Sous les vibrations de ses ailes puissantes
La poussière à ses pieds volait en tourbillons,
Les arbustes courbaient leurs tiges frémissantes,
Comme au souffle du vent les blés dans les sillons.
On voyait se crisper ses serres convulsives
Par la fièvre gonflant les muscles de son cou ;
Son perchoir monstrueux et les barres massives
De son cachot tremblaient et craquaient ; — tout-à-coup,
Dans un cri formidable, il s’éleva, terrible,
Comme s’il eût tenté d’en briser le plafond ;
Sa tête alla frapper la barrière inflexible
Et, poussant un long râle, il tomba sur le fond.
Tel qu’un ange déchu, les ailes pantelantes,
Le colossal oiseau gisait silencieux ;
Par moment, relevé sur ses jambes tremblantes,
Il geignait tristement, en regardant les cieux.
Comme je contemplais, prosterné sur la pierre,
Le superbe lutteur vaincu, mort à moitié,
Une larme furtive humecta ma paupière,
Et mon cœur attendri déborda de pitié.
Te voilà donc, lui dis-je, ô toi que la nature
Fit sortir de ses mains si puissant et si beau,
Dans ta fière jeunesse, à la noble stature,
Enseveli vivant dans ce morne tombeau !
Oh ! sur ces monts lointains dont la neige éternelle
Couronne les sommets de sa blanche épaisseur,
Où, guettant son absence, à l’aile maternelle,
Pour te mettre à l’encan, t’a ravi le chasseur ;
Parmi les pics altiers des vastes Cordillères
Que le ciel, s’il croulait, choisirait pour soutien,
Là-haut, là-haut, bien loin de ces tristes volières,
Quels beaux jours t’attendaient, quel sort était le tien !
Enfant de ces hauts lieux gardés par le tonnerre,
Dans leur splendide horreur grandir en liberté,
Jusqu’au jour où leur cime, intronisant ton aire,
À son tour aurait vu régner ta puberté ;
Le matin, quand le sud de sa croix triomphale
Éteint devant le jour son grand phare étoilé,
T’éveiller en sursaut, et, voyant la rafale
T’entr’ouvrir l’infini par le brouillard voilé,
Avec ta jeune épouse escalader les nues,
Et, couple titanique et souverain des airs,
Des sauvages pampas sondant les avenues,
De leurs monstres hideux nettoyer ces déserts ;
Des hauteurs du Pérou que le soleil calcine,
À midi, de l’espace aller fier conquérant,
Aux flots du Niagara rafraîchir ta poitrine
Et regagner ton gîte avant le jour mourant :
Essuyer sur les rocs de ces hautains parages
Ton grand bec satisfait de son royal festin,
Et t’endormir le soir au dessus des orages,
Bercé par l’aquilon, c’était là ton destin !
De ta force à présent, sous cette grille immonde,
La fierté se consume en impuissant chagrin,
Et ton vol qui sans peine eût fait le tour du monde
Un cercle de vingt pieds comme un étau l’étreint.
D’une riche pâture on a beau dans ta geôle
Régaler ton royal appétit ; vainement
Comme un enfant chéri le soleil te cajole :
Veuf de ta liberté, tu languis tristement.
Mais quand vient la saison où la suave haleine
Du jeune Avril s’épand dans l’azur attiédi,
Où la sérénité de l’atmosphère est pleine
Des magiques parfums qui montent du Midi ;
Qu’un navire parti de ces brillants rivages
Dans quelque port voisin vienne abriter ses mâts,
Balançant les trésors, les fruits, les fleurs sauvages
Et les bois odorants de ces heureux climats,
Et qu’un souffle enjoué de la brise marine,
À travers les barreaux de ce cachot fatal,
Aux premiers feux du jour apporte à ta narine
L’arôme inquiétant venu du sol natal,
C’en est fait ; que le joug endorme un cœur vulgaire !
Le sang qui parle en toi regimbe sous l’affront ;
Tu tressailles pareil au grand cheval de guerre,
Quand de son écurie il entend le clairon.
Le grandiose aspect de tes Andes sublimes,
Où parmi les volcans sont couchés tes aïeux,
Où ta mère, nichée au bord des noirs abîmes,
Couva tes premiers jours, surgit devant tes yeux ;
Et ton oreille entend, livrant en longs tonnerres
Leur hymne pindarique aux grands vents orageux,
La cataracte énorme et les bois centenaires
Qui de ta belle enfance accompagnaient les jeux !
Une immense espérance allume ta prunelle ;
Un long frisson d’amour parcourt ton dos nerveux ;
C’est le mal du pays qui soulève ton aile,
Et vers ton cher Pérou tu sens aller tes vœux !
Le pays, le pays ! dans ta cage accablante,
Fou de joie et d’horreur, c’est lui seul que tu vois !
Chaque souffle du vent à ta fièvre brûlante
En apporte de loin les parfums et les voix !
Tu voudrais les revoir ces régions lointaines ;
Tu dis au vent qui passe : accours et viens m’ouvrir !
Tu voudrais boire encore aux anciennes fontaines,
Il te faut retourner au pays ou mourir !
Si ton geôlier voulait ; à ton vol athlétique
Si de ton noir cachot les froids barreaux s’ouvraient,
En un jour ton élan franchirait l’Atlantique,
Au coucher du soleil les tiens te reverraient.
La destinée, hélas ! autrement en décide ;
Ce qui te reste à faire, infortuné géant,
C’est de te résigner et d’attendre, placide,
Que la mort te délivre et te jette au néant !
Aujourd’hui te voilà, les deux ailes brisées,
De ton stérile effort stupide, anéanti,
Pauvre grandeur déchue au milieu des risées
D’un peuple applaudissant le sort qui t’a menti.
Demain tu renaîtras de ta chute et, paisible,
Sur ce morne perchoir, pour y souffrir encor,
Tu reviendras, pareil au perroquet risible,
Empereur d’un théâtre où tu sers de décor !
Pour ton malheur du moins le poète a des larmes ;
Je reconnais en toi, noble oiseau que je plains,
Un symbole effrayant des pleurs et des alarmes
Dont, sous le poids du sort, nos propres cœurs sont pleins.
Nous aussi, nous mortels qu’une aveugle sagesse,
Sans autre espoir, condamne aux terrestres séjours,
En nous disant : vivez, usez avec largesse
De l’heure qui s’enfuit, — d’où vient que certains jours,
Entourés de plaisirs et de bouches rieuses,
À travers les refrains des plus folles chansons,
Nous entendons des bruits d’ailes mystérieuses
Dont notre chair frémit et dont nous pâlissons ?
Quand même autour de nous la vie en fleurs foisonne,
D’où nous vient ce dégoût, cet incurable ennui ?
Et quel est ce beffroi qui dans nos seins résonne,
Plus triste et plus profond que la voix de minuit,
Pareil à ces accords qu’avec de sourds murmures
Exhale au vent du soir longeant les noirs coteaux,
Dans la salle déserte où pendent les armures,
La harpe ossianique au fond des vieux châteaux ?
Quand du bal rayonnant le magique vertige
Devant nous se pavane aux sons des instruments,
Quand l’essaim gracieux de cent beautés voltige,
Et que le vin déborde aux verres écumants ;
Quand tout nous dit : amour, gloire, beauté, fortune,
Quand la joie ensorcelle à la fois tous nos sens,
Quel est ce trouble-fête à la voix importune
Qui gâte nos concerts de ses mornes accents ?
Pourquoi ces pleurs soudains, ces pleurs de nostalgie,
Mêlant leur amertume à nos bonheurs humains,
Et qui font au milieu de la folâtre orgie
La coupe de l’ivresse échapper de nos mains ?
C’est qu’un instinct sublime au fond de nous sommeille,
Taciturne, immobile, aussi longtemps qu’il dort,
Mais qu’un choc imprévu subitement réveille,
Et fait crier d’horreur, semblable à ce Condor.
Que faut-il ? C’est la nuit, une fleur dont la brise
Nous apporte en fuyant le triste et doux parfum,
Invisible cercueil où, d’une aile surprise,
Ressuscite un amour depuis longtemps défunt...
C’est la flûte du pâtre assis dans la vallée,
Évoquant par ses airs nos jours d’adolescent,
Cher printemps dont la fleur au vent s’en est allée,
Sans retour en allée au gouffre où tout descend !
C’est une mélodie, une strophe éplorée,
Où du cœur amoureux chantent les doux frissons,
Qu’autrefois nous disait une bouche adorée,
Qui n’a plus de sourire et n’a plus de chansons.
C’est l’angelus lointain couvrant de ses volées
Les feux du jour mourant sur les coteaux flétris,
Lorsque le soir soupire autour des mausolées,
Où sont couchés les morts que nous avons chéris.
C’est dans le port, auprès du navire qui fume.
Le signal précédant les suprêmes saluts ;
C’est le steamer qui fuit, emportant dans la brume
Des amis que peut-être on ne reverra plus.
C’est le cri des oiseaux de passage en automne,
Quand l’hiver est prochain, partant vers d’autres cieux,
Cri puissant qui soulève en nos seins qu’il étonne
Un retentissement d’échos mystérieux !
C’est toute joie, hélas ! d’une ombre en deuil suivie ;
Tout ce qui brille un jour et meurt en ce bas lieu ;
C’est tout ce que l’on aime un instant dans la vie,
Qu’on voudrait retenir et qui nous dit adieu !
Aux palais d’Orient c’est la voix des prophètes
Qui sortent du sérail, le cœur épouvanté,
Criant de leur terrasse aux gardes stupéfaites :
Vanité, vanité, tout n’est que vanité !
Alors, à notre tour, d’une âpre inquiétude
L’assaut vient nous saisir, poignant comme un remord,
Nous entendons passer dans notre solitude
Une effroyable voix plus triste que la mort.
Que veux-tu, que veux-tu, toi dont rien sur la terre
N’assouvit les désirs aux cris impérieux ?
Que faut-il à ta soif que rien ne désaltère,
Et quel es-tu, chez nous, hôte mystérieux ?
Dans nos âmes qu’emplit ta voix sombre et plaintive,
Dans nos cœurs par ton bec et tes ongles tordus,
C’est toi qui veux rouvrir ta grande aile captive,
Ô Souvenir, oiseau des Paradis perdus !
Mai 1870