Lamento

 
Nevermore ! nevermore !
Jamais plus ! jamais plus !
(Edgar Poe. Chant du Corbeau)

Si tu l’avais voulu, mon amour eût fleuri,
Beau vignoble au soleil sur les grands monts nourri ;
Toi seule avec ta main, rivale de l’abeille,
Eûsses de grappes d’or enrichi ta corbeille.
Si tu l’avais voulu, mon amour eût fleuri,
Beau vignoble au soleil sur les grands monts nourri.

La coupe de tes jours maintenant serait pleine
D’un vin pur ignoré par les gens de la plaine ;
Pour assouvir ton âme, amante des sommets
Où fleurit loin des yeux ce qui ne meurt jamais,
La coupe de tes jours maintenant serait pleine
D’un vin pur ignoré par les gens de la plaine.

Mon amour eût coulé dans ta coupe à l’instar
De la boisson des dieux, le céleste nectar ;
A cette heure si triste où le fiel de la vie
Fait crisper de dégoût la lèvre inassouvie,
Mon amour eût coulé dans ta coupe à l’instar
De la boisson des dieux, le céleste nectar.

Plus doux que le Léthé, dans son flot taciturne
Il eût de tes chagrins noyé l’affreux Minturne .
Pour rendre à tes désirs, cet beaux cygnes plaintifs,
Les fleuves étoilés des jardins primitifs.
Plus doux que le Léthé, dans son flot taciturne
II eût de tes chagrins noyé l’affreux Minturne.

Mon beau vignoble, hélas ! n’a jamais pu fleurir ;
Par la pluie et le vent tu l’ai laissé flétrir.
Sa feuille avant l’automne, un jour s’en est allée
Parmi les tourbillons de la sombre vallée.
Mon beau vignoble, hélas, n’a jamais pu fleurir ;
Par la pluie et le vent tu l’as laissé flétrir.

Pourquoi donc n’as-tu pas cultivé ma colline ?
La vendange est venue et le soleil décline.
La Mort s’est introduite au sein de mon enclos ;
Sous son pressoir fatal mon sang coule à longs flots.
Pourquoi donc n’as-tu pas cultivé ma colline ?
La vendange est venue et le soleil décline.

Si tu l’avais voulu, comme un luth enchanté,
Sous tes doigts caressants mon amour eût chanté.
Quand la jeune espérance au fond du cœur expire,
Sur le bonheur détruit quand l regret soupire,
Si tu l’avais voulu, comme un luth enchanté,
Sous tes doigts caressants mon amour eût chanté.

Sa voix, écho profond de la grande harmonie,
Eût de ton cœur mourant conjuré l’agonie.
Ainsi que la nourrice avec un doux refrain
Endort le nourrisson que la douleur étreint.
Sa voix, écho profond de la grande harmonie,
Eût de ton cœur mourant conjuré l’agonie.

Mais un jour que j’errais sur mon triste chemin,
Le luth aux chants si doux est tombé de ma main ;
Le char de la Fortune, en passant dans l’orage,
Du sonore instrument a fracassé l’ouvrage ;
Car tu n’étais pas là, lorsque sur mon chemin
Le luth aux chants si doux est tombé de ma main.

Tu l’aurais pu soustraire à la roue odieuse ;
Mais la roue a vaincu la voix mélodieuse.
Sur ses débris muets tes pleurs sont superflus :
Le luth aux chants si doux tu ne l’entendras plus.
Tu ne l’as pas pu soustrait à la roue odieuse ;
Et la roue a vaincu la voix mélodieuse.

Si tu l’avais voulu, mon amour, pur flambeau,
Mon amour eût guidé tes pas jusqu’au tombeau.
Dans ce dédale humain plein de sourdes colères.
Comme une lampe aux pieds des autels tutélaires,
Si tu l’avais voulu, mon amour, pur flambeau,
Mon amour eût guidé tes pas, jusqu’au tombeau.

Mais tu n’as pas voulu de ton urne orgueilleuse
Epancher un peu d’huile à ma pauvre veilleuse.
Tu dors : voici venir les clartés du matin ;
Le vent ouvre ma porte et la flamme s’éteint ;
Car tu n’as pas voulu de ton urne orgueilleuse
Epancher un peu d’huile à ma pauvre veilleuse.

Si tu l’avais voulu, mon amour de vingt ans
Aurait comme un rosier embaumé ton printemps.
Dans cet égout fangeux qu’on appelle le monde,
Dans ce cloaque obscur plein d’une odeur immonde,
Si tu l’avais voulu, mon amour de vingt ans
Aurait comme un rosier embaumé ton printemps.

Sa racine, en plongeant dans la triste matière,
Eût pompé le secret qui dort au cimetière ;
Sa fleur eût évoqué de set larges parfums
Au fond de ion cerveau les paradis défunts.
L’amour seul peut dompter l’inflexible matière,
Et pomper le secret qui dort au cimetière.

Ayez soin du rosier, quand ses rameaux sont verts ;
Car après le printemps arrivent les hivers !
Il n’est rien d’aussi doux, quand le cœur est morose,
A respirer le soir que le parfum de la rose.
Ayez soin du rosier, quand ses rameaux sont verts ;
Car après le printemps arrivent les hivers !

Un jour, dans mon rosier s’est glissé le reptile ;
Maintenant il décroît comme une herbe inutile ;
La rose est passagère, et pour sa floraison
Il n’est dans l’occident qu’une seule saison.
Un jour, dans mon rosier s’est glissé le reptile ;
Maintenant il décroît comme une herbe inutile ;

Soin embaumés de rose au coin du feu passés,
Dîtes, vous connaît-on parmi les trépassés ?
Un tronc flétri qui meurt, une feuille qui tombe,
Peuvent-ils refleurir au-delà de la tombe ?
Soin embaumés de rose au coin du feu passés,
Dîtes, vous connaît-on parmi les trépassés ?

Je ne me plaindrai pas, si tu ne peux renaître,
Mon amour, doux rosier qui meurs sur ma fenêtre,
Toi pour qui j’ai soigné sa tige, hélas ! en vain.
Moi du moins j’ai connu son arôme divin.
C’est toi que je plaindrai, s’il ne peut pas renaître,
Mon amour, ce rosier qui meurt sur ma fenêtre.

Car souvent on oublie, alors qu’on a vingt ans.
Qu’un long et triste hiver accède au court printemps.
Comme un enfant gâte, l’Illusion folâtre
Vient te baiser au front de sa bouche idolâtre,
Et te fait oublier, ô belle de vingt ans,
Qu’un long et triste hiver succède au court printemps !

En te voyant passer, l’Espérance ravie
De son œil de Chimère illumine ta vie.
Moi, j’ai pour compagnon dans mon âpre chemin
Le morne Désespoir au front de parchemin.
En te voyant passer, l’Espérance ravie
De son œil de Chimère illumine ta vie.

Tu dors sur l’édredon ; un ange au front vermeil
Vient de ses ailes d’or ombrager ton sommeil.
La nuit, à mon chevet, les mauvaises Pensées
Me conseillent tout bas des choses insensées.
Tu dors sur l’édredon ; un ange au front vermeil
Vient de ses ailes d’or ombrager ton sommeil.

La table où tu t’assieds aux feux d’un lustre étale
De fruits et de bons vins la pompe orientale.
Avant d’avoir vécu, brisés par les douleurs,
En me traînant je mange un pain trempé de pleurs.
La table où tu t’assieds aux feux d’un lustre étale
De fruits et de bons vins la pompe orientale.

Tu n’échapperas pas à la loi du Destin :
Ce trouble-fête arrive à tout joyeux festin.
Sa main taille un linceul dans la nappe rougie,
En cierge funéraire il change la bougie.
Tu n’échapperas pas à la loi du Destin :
Ce trouble-fête arrive à tout joyeux festin.

La joie épanouit les fronts les plus sévères,
Le bachique refrain se mêle au choc des verres.
Comme un large Océan, l’orchestre aux bruits vainqueurs
De flots harmonieux envahit tous les cœurs.
La joie épanouit les fronts les plus sévères,
Le bachique refrain se mule ou choc des verres.

D’où vient qu’on se regarde avec un air surpris ?
Sans doute que l’ivresse a troublé leurs esprits.
On entend un bruit sourd s’élever de la rue,
Soudain de tous les fronts la joie est disparue.
D’où vient qu’on se regarde ainsi d’un air surpris ?
Sans doute que l’ivresse a troublé leurs esprits.

Un inconnu soudain s’est glissé dans la salle,
Et le lustre dessine une ombre colossale.
On voit des mots de feu se tracer sur le mur.
On sent le vin s’aigrir et pourrir le fruit mur.
Un étrange inconnu s’est glissé dans la salle,
Et le lustre dessine une ombre colossale.

C’est le vieux Thanatos sur son pâle cheval :
Adieu, lorsqu’il arrive, adieu le carnaval !
Il attache un matin son cheval à la porte.
Il choisit un convive, il le prend et l’emporte ;
Moi, j’entends le galop de son pâle cheval :
Adieu, lorsqu’il arrive, adieu le carnaval !

Toi qui restes encor, couvre ton front de cendre :
Où tous nous descendons tu devras bien descendre.
Le rosier s’est flétri, le luth est fracassé.
Le flambeau s’est éteint, le vignoble est passé.
Toi qui restes encor. couvre ton front de cendre :
Où tous nous descendons tu devras bien descendre.

Mon amour eût été la barque de Charon,
Pour te faire passer le Styx et l’Achéron.
Oh ! les fleuves sont noirs sur les terrestres grèves !
Dante n’en a pas vu de plus noirs dans ses rêves.
Mon amour eût été la barque de Charon,
Pour te faire passer le Styx et l’Achéron.

Mais tu n’as pas voulu m’octroyer ton obole :
Jeune fille dis-moi, comprends-tu le symbole ?
Bientôt viendra la nuit sinistre et sans fallots,
Je ne sais pas comment tu pourras passer l’eau.
Car tu n’as pas voulu m’octroyer ton obole ;
Jeune fille, dis-moi, comprends tu le symbole ?

Quand on n’a pas offert l’obole au nautonnicr.
Cent ans au bord du Styx on reste prisonnier.
Je vois s’enfler ma voile aux brises alisées :
Adieu ! je pars tout seul pour les champs élysées.
Quand on n’a pas offert l’obole au nautonnier,
Cent ans au bord du Styx on reste prisonnier.

Le Phlégéton dans l’ombre au loin se réverbère,
Et dans l’affreuse nuit hurle le chien Cerbère.
Sur la rive du Styx la foule des captifs
Se démène en poussant des cris longs et plaintifs.
Le Phlégéton dans l’ombre au loin se réverbère,
Et dans l’affreuse nuit hurle le chien Cerbère.

Tu verras Lachésis, Atropos et Clotho
Assises en baillant au pied d’un noir coteau.
Ainsi qu’un bon génie au dévouement d’un drame
Tu voudras de mes jours recomposer la trame.
Tu verras Lachésis, Atropos et Clotho
Qui t’attendent là-bas au pied d’un noir coteau.

Mais tu surviens à l’heure où Clotho la fileuse
A vidé la quenouille avec sa main calleuse ;
Lachésis a rempli les sinistres fuseaux ;
Atropos dans ta main posera les ciseaux ;
Car tu surviens à l’heure où Clotho la fileuse
A vidé la quenouille avec sa main calleuse.

Auras-tu quelquefois un tendre souvenir
Pour celui dont l’amour ne doit plus revenir ?
J’ai noyé dans l’oubli mon amour virginale.
Qui donc m’appelle encor sur la rive infernale ?
Auras-tu quelquefois un tendre souvenir
Pour celui dont l’amour ne doit plus revenir ?

Des rives du Léthé j’entrevois le mystère,
Je romps le dernier nœud qui m’attache à la terre.
Dans mon cœur agité par les derniers adieux,
Je sens filtrer le calme invincible des dieux.
O rives de Léthé, bosquets pleins de mystère.
Je romps le dernier nœud qui m’attache à la terre.

Pourtant j’hésite encore : au delà du tombeau
L’amour éteint peut-il rallumer son flambeau ?
O femme, dans mes bras pâmée et demi-nue,
Divine volupté que je n’ai pas connue !
C’est pour vous que j’hésite : au delà du tombeau
L’amour éteint peut-il rallumer son flambeau ?

Toi que j’ai tant aimée, adieu ! plus d’espérance !
Mon amour harcelé succombe à la souffrance.
A peine si vingt fois j’ai vu les fleurs s’ouvrir
Et les bois verdoyer ! pourtant je vais mourir !
Toi que j’ai trop aimée, adieu ! plus d’espérance !
Mon amour harcelé succombe à la souffrance.

Mon amour eût couvert ton front comme un palmier
Où gémit la colombe à côté du ramier.
Dans la chaleur du jour, dans les nuits langoureuses,
Où l’âme s’abandonne aux choses amoureuses,
Mon amour eût couvert ton front comme un palmier
Où gémit la colombe à côté du ramier.

Le palmier s’est brisé sous les coups de l’orage :
Tu ne pourras jamais t’asseoir sous son ombrage !
Sa racine est séchée et son feuillage est mort !
Souvent tu songeras la nuit, avec remord,
Au beau palmier brisé sous les coups de l’orage :
Tu ne pourras jamais l’asseoir sous son ombrage !

Publié dans La Revue Belge, n°84 (15 oct. 1891) p. 95-96.

Collection: 
1852

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