Le Chemineau et le Gruyère

 
C’était la veille de Noël,
Dans une campagne d’Alsace,
Cheminait par un froid cruel,
Un homme portant sa besace.

Las, pour quémander un croûton
Et se réchauffer l’épiderme,
Le pauvre homme, avec son bâton,
Heurta la porte d’une ferme.

De froid, son visage était bleu,
Le chasser ? C’eût été dommage,
On le fit asseoir près du feu
Pour manger du pain, du fromage.

Bientôt, on le vit dévorer,
Sous la vacillante lumière,
Puis, comme il semblait l’implorer,
— Que voulez-vous ? dit la fermière.

— Donnez-moi, dit le vagabond,
Du gruyère, encore une miette,
Il est si gras, il est si bon
Que j’en voudrais plein mon assiette !

Et le tremblement de sa voix
Eût rendu tendre un cœur de roche.
Il en redemanda trois fois,
Trois fois il en eut, sans reproche.

Mais l’hôte lui dit : « Je ne peux
Vous héberger dans l’écurie,
Mes chevaux se battent entre eux
Chaque nuit, c’est une tuerie ».

L’hôtesse objecta : « Pauvre gueux !
Dehors, c’est la neige et la glace !
Couchons-le donc entre nous deux,
Si maigre, il tiendra peu de place ? ».

Tous les trois, les voilà couchés,
Mais les chevaux font grand tapage,
Plusieurs, qui se sont détachés,
Menacent de faire un carnage.

Le fermier ronchonne : « Je vais,
De ce pas, y mettre bon ordre,
Mon percheron est si mauvais
Qu’il est capable de les mordre ! ».

Voilà notre gueux dans le lit,
Seul avec la fermière accorte.
Or, sans craindre un flagrant délit,
Dès que l’autre a fermé la porte,

La dame soupire : « Allez-y !
Profitez de sa courte absence ! ».
Mais le chemineau, cramoisi,
Hésite, plein de réticence.

La femme insiste de nouveau :
« Allez-y, bon sang ! » Et se pâme.
Alors le brave chemineau
Lui dit, les yeux remplis de flamme :

« Soit ! Vous le voulez à tout prix,
« J’exaucerai votre prière ! ».
Et, comme il n’avait pas compris
Il alla finir le gruyère.

Collection: 
1927

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