Le Carnaval

 
Malgré le vent d’hiver hurlant sur les toitures,
Maigre les tourbillons qui dérobent les cieux,
Les citadins, couverts de leurs chaudes fourrures,
Courent de toutes parts, follement anxieux ;
Et des squares, des quais, des trottoirs, des voitures,
Monte comme un concert de murmures joyeux.

La ville est dans l’attente, et la foule qui passe
A l’air tout à la fois rieur et solennel ;
La ville est dans l’attente, et le palais de glace,
Édifice inouï comme la tour Eiffel,
Profilant son sommet irisé dans l’espace,
Jette un rayonnement immense sur le ciel.

Car c’est demain que va commencer une fête
Qui durera huit jours, sans trêve et sans repos ;
Et Montréal se hâte, et, narguant la tempête,
Met la dernière main aux grands arcs triomphaux
Sous qui défileront, fiers et dressant la tête,
D’innombrables piétons déroulant des drapeaux.
 
Enfin l’astre joyeux du carnaval se lève…
Ô surprise ! la nuit a fait tomber le vent,
L’ouragan vient de fuir ainsi qu’un mauvais rêve ;
Le soleil boréal, dérobé si souvent,
Lance dans l’éther vif des flamboiements de glaive
Et plaque les clochers d’un reflet d’or mouvant.

Une procession d’équipages féeriques
Défile tout à coup pour donner le signal
Des divertissements bruyants et chimériques
Qui commencent avec le rayon matinal…
Alors des coups de feu, des bravos homériques
Acclament les hérauts d’armes du carnaval.

De tous côtés bientôt résonne la fanfare
Des trompettes mêlant leurs sonores frissons
Aux longs hennissements du cheval qui s’effare
Et qui piaffe parmi la neige et les glaçons ;
Et sur la condora rayonnant comme un phare
Se croisent des éclats de rire et des chansons.

De souples raquetteurs, chantant à gorge pleine,
Passent deux à deux, fiers comme des fantassins,
Portant des justaucorps, des ceintures de laine,
Des bonnets phrygiens, de légers mocassins :
En folle ribambelle ils volent vers la plaine,
Criblés par les éclairs de beaux yeux assassins.
 
Sur le flanc des coteaux et des montagnes russes,
Couches sur leurs traîneaux aux lisses d’acier clair,
Poussant des cris perçants, de vrais cris de Borusses, ’
D’impétueux enfants fondent sans fin dans l’air,
Pendant que sur la glace, à l’éclat plein d’astuces,
L’âpre patineur glisse et fuit comme l’éclair.

Sur une tobogane, où chacun est à l’aise,
Emportés au galop d’un coursier tout fumant
Dont le harnais doré brille comme la braise
Et jette sur la neige un vif miroitement,
De charmants tapageurs, chantant la Marseillaise,
Dans un blanc tourbillon passent à tout moment.

En gentils capuchons, des essaims de brunettes
Papillonnent partout comme de gais lutins :
À travers le bruit clair des grelots, des clochettes,
On entend leurs caquets et leurs rires mutins
Comme le gazouillis enivrant des fauvettes
Parmi les trémolos des ruisseaux argentins.

Maintenant regardez venir la mascarade…
C’est la confusion des langues qui revit,
Un pandémonium humain qui se ballade,
Grimace, chante, geint, court, danse, pleure et rit ;
C’est tout ce qu’un cerveau peut, serein ou malade,
Concevoir de plus propre à réjouir l’esprit.

C’est un vaste assemblage où prime l’antithèse,
Où le sans-gêne trône à côté du haut ton,
Où la fureur du loup devant l’agneau s’apaise ;
Là don Juan à la joue est baisé par Caton,
Et des marquis poudrés du temps de Louis seize
Bras dessus bras dessous marchent avec Danton.

Montréal est vibrant d’une ineffable joie.
L’étranger est ravi de l’éclat sans pareil
Que la ville enivrée en cet instant déploie.
Cependant l’heure fuit, et bientôt le soleil
Fermera sa paupière à l’horizon qu’il noie
Dans des flots d’ambre, d’or, de pourpre et de vermeil.

Et le jour a duré ce que dure la bulle
Que l’enfant gonfle et fait osciller sous ses doigts.
Déjà sur l’azur vif s’étend le crépuscule,
L’ombre voile déjà les dômes, les beffrois…
Et l’orient s’enflamme, et l’astre noctambule
Met des reflets d’acier sur le givre des toits.

Soudain une rougeur très vive à l’ouest éclate…
Comme un vaste incendie elle embrase les cieux
Et baigne chaque toit d’un reflet écarlate.
Aussitôt des milliers de promeneurs fougueux,
Encombrant les trottoirs luisant comme l’agate,
S’élancent, en criant, vers le point lumineux.
 
Tous les yeux sont fixés sur le palais de glace.
Un déluge de jets pyrotechniques fond
Sur ses murs et ses tours durs comme une cuirasse,
En un fort de rubis le beau palais se fond,
Et, vomissant des flots d’étoiles dans l’espace,
Au feu des raquetteurs de tous côtés répond.

Une mitraille d’or grêle sur l’édifice ;
Une lave d’argent coule de ses lambris.
A-t-on jamais rêvé pareil feu d’artifice ?
Par instants on dirait qu’un essaim de péris,
Combattant des lutins au bord d’un précipice,
Lance sur eux des tas de perles et d’iris.

Hourra ! les raquetteurs ont pris la forteresse,
Et le dernier éclair des combattants s’éteint
Avec le dernier chant des passants pleins d’ivresse
Disparaissant déjà dans le neigeux lointain ;
Et la fête finit par des cris d’allégresse,
Pour renaître aussi belle aux rayons du matin.

Collection: 
1904

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