Si nos barques jamais, par la vague entraînées,
Devaient sur d’autres mers ensemble dériver ;
Dans cette île lointaine où nos âmes sont nées,
Si nous devions jamais, ami, nous retrouver ;
Emportons, emportons nos dieux et notre culte !
Ne changeons point d’amour en changeant d’horizon.
N’imitons point ceux-là dont la vieillesse insulte
Le rêve qu’adora leur première saison.
N’oublions point nos dieux sur les plages natales,
Sur les autels de l’Art veillons jusqu’au tombeau !
Comme ce feu sacré que gardaient les Vestales,
Gardons vivant en nous l’amour sacré du beau.
Amants de l’Idéal, à l’Idéal fidèles,
L’un sur l’autre appuyés, montons notre chemin !
Vers le mont trois fois saint des Muses immortelles
Gravissons côte à côte et la main dans la main.
N’écoutons point ce monde aux intérêts sordides :
En nous sont des ardeurs qui ne sont point en lui.
L’Art seul est vrai ! l’Art seul et ses songes splendides
Peuvent de notre cœur tromper l’ardent ennui !
Puisque le sort qui tient nos ailes enchaînées
Nous refusa ces biens qui font la liberté,
Au travail demandant le pain de nos journées,
Luttons, résignés fiers, contre l’adversité.
Luttons ! mais, quand viendra la nuit aux molles trêves,
La nuit libératrice et douce aux bras lassés,
Affranchis d’un long jour, vers le ciel de nos rêves,
Heureux amis, tournons le vol de nos pensers.
Quittons l’homme et la ville aux passions mauvaises,
Allons baigner nos fronts dans l’air calmant du soir ;
Comme l’oiseau pêcheur, hôte ailé des falaises,
Montons sur quelque cap ensemble nous asseoir.
O cap Bernard ! géant dressant sur le rivage
Tes mornes flancs voilés de mornes filaos,
Solitaire falaise, où la vague sauvage
Vient battre et prolonger ses éternels sanglots !
Cime à mes pas connue, austère solitude,
D’où l’œil monte ébloui dans l’infini des airs,
O cap ! sur tes flancs noirs, loin de la multitude,
Nous viendrons chaque nuit rêver au bruit des mers.
Le soleil est couché : les placides montagnes
Plongent leur front sublime au fond des vastes cieux ;
La paix vague des soirs plane sur les campagnes ;
Les astres dans l’azur ouvrent leurs chastes yeux.
Des mornes et des bois lointains et des ravines,
Et de la gorge ombreuse où dorment les oiseaux,
S’élèvent jusqu’à nous des haleines divines
Que la brise des nuits porte au loin sur les eaux.
Là-haut, dans leur splendeur, les étoiles sereines
Versent sur l’Océan leurs paisibles clartés ;
Là-bas, les lourds vaisseaux aux puissantes carènes
Se meuvent lentement sur les flots argentés.
Et nous, sur le grand cap miné par les tempêtes,
Aspirant enivrés le charme des hauts lieux,
Muets, nous contemplons sous nos pieds, sur nos têtes,
L’immensité des mers, l’immensité des cieux !
O blancheurs de nos nuits ! o tiédeurs de nos grèves !
Des monts, des bois, des eaux souffles inspirateurs !
Éblouis, nous sentons les vagues de nos rêves
Se lever, à leur tour, et chanter dans nos cœurs.
Et nous mêlons nos voix aux voix calmes et graves
Qui montent de la terre et descendent du ciel ;
Et moi, j’évoque, ami, sur vos lèvres suaves
La strophe au flot limpide et doux comme le miel.
Oh ! vous tenez du ciel un ample et beau génie.
Pour en doter vos vers vous avez emprunté
A l’Océan sa mâle et puissante harmonie,
Aux monts leur grande ligne et leur placidité.
Si la Muse, pour vous, poète au rythme antique,
Fut prodigue, au berceau, de ses dons maternels,
Moi, le ciel m’a doué d’une âme sympathique
Qui pour votre âme aura des échos fraternels.
Épanchez donc en moi vos espoirs et vos songes,
Cet idéal cherché dont mon cœur est épris.
Ensemble abreuvons-nous de célestes mensonges ;
Dans l’absolu divin confondons nos esprits !
Parlons des hauts objets de notre haute ivresse,
Des vieux maîtres de l’art, - Dante, Homère, Milton ! -
Parlons-en, comme, un soir, deux enfants de la Grèce
En auraient su parler sous le ciel de Platon.
Soulevons ces grands noms, ces gloires pacifiques,
Guides chanteurs portant la lyre pour flambeau,
Harmonieux songeurs aux lèvres séraphiques,
Qui menaient l’homme à Dieu par les chemins du beau.
Parlons de tous ces rois de la pensée humaine,
Premiers-nés de la Muse, augustes éprouvés,
Qui de l’Art ont pour l’homme agrandi le domaine,
Et que l’homme a partout de larmes abreuvés.
Et devant ces grands cœurs, ces souffrances sublimes,
Devant ces flots, ces monts, ces déserts étoilés,
De la vie oubliant les misères infimes,
Nous bénirons nos jours que l’Art a consolés.
Nous bénirons Celui qui nous a fait une âme
Pour t’aimer, ô nature ! et sentir ta beauté ;
Qui dans nos yeux a mis la poétique flamme,
Et sur nos fronts le sceau de l’idéalité.
Nous bénirons Celui qui fit ces globes chastes,
Mondes flottants qu’un jour nous irons habiter ;
Qui fit les vastes cieux et les horizons vastes
Pour le traduire à nous, - et nous, pour le chanter.
Et nous le chanterons, lui, le Maître paisible,
Qui nous sourit là-haut dans ces radieux corps ;
Et nos voix, exhalant l’hymne de l’Invisible,
A l’orgue de la mer uniront leurs accords.