Le soleil fond la neige et fait rayonner l’eau ;
Dans les branches frémit la sève prisonnière ;
Et l’érable, sentant la chaleur printanière,
Verse ses pleurs de miel au godet de bouleau.
Dans le lointain d’azur une rose fumée
Flotte sur le bois plein de bruits harmonieux ;
Elle monte d’un feu de sarments résineux
Où chauffe en gazouillant une onde parfumée.
Le paysan, joyeux, fait bouillir, en chantant,
L’eau d’érable, ― l’esprit enflammé par le lucre
Que doit lui rapporter sa récolte de sucre,
Qui s’entasse et lui jette un reflet miroitant.
Et pendant qu’il surveille, au fond de sa cabane,
Le feu qui convertit la sève en sirop blond,
Son fils, les seaux aux bras, la raquette au talon,
Est en train d’amasser une nouvelle manne.
Vidant chaque godet où chaque arbre a pleuré,
Il se hâte à travers la neige et la broussaille,
Et l’érable lui verse alors par son entaille
Les exquises senteurs dont il est saturé.
Tout à coup, près du feu, le père se découvre :
Il vient d’entendre au loin une cloche sonner…
Et pour livrer passage au fils qui vient dîner,
La porte aux ais mal joints de la hutte s’entr’ouvre.
En face des tisons, ils mettent le couvert,
Et mangent sur le pouce, à la bonne franquette,
Ayant pour siège un seau couvert d’une raquette,
Pour nappe les rameaux d’un arbre toujours vert.
Sur leur figure on lit le fier contentement
Que le travail honnête aux cœurs courageux donne.
Tout en cassant son pain, le paysan fredonne,
Sur un ton nasillard, un vieux refrain normand.
Au moment de finir leur repas, ils entendent
Comme un long hallali vibrer sous la forêt…
Ils sortent brusquement et, le pied en arrêt,
Ils jettent à l’écho des cris perçants qu’ils scandent.
Des bravos délirants répondent à leurs cris…
Et bientôt, débouchant d’une combe prochaine,
De nombreux villageois, que le plaisir déchaîne,
Bondissent dans la hutte, et tout le sucre est… pris.
Les sucriers ne font aucune résistance,
Car les nouveaux venus sont autant d’invités,
Et, désertant leur seuil où croulent les pâtés,
Ils laissent le champ libre à la réjouissance.
Ainsi que les oiseaux sous le vent printanier,
Les amis du village en tous sens se répandent,
Et déjà des marmots aux branches se suspendent
Pour tâcher d’y saisir les nids de l’an dernier.
Se lançant des boulets de neige, des espiègles,
Tout près de la cabane, en deux camps divisés,
Tour à tour triomphants, tour à tour repoussés,
Se livrent, fous d’ardeur, une bataille en règles.
Les raquettes aux pieds, et marchant de travers,
Des écoliers vont boire aux coupes de l’érable,
Suivis, dans les halliers, d’un essaim adorable
Dont le rire argentin attire les piverts.
De charmantes enfants, aux corsages de guêpes,
Papillonnent parmi seaux, cuves et bidons,
Criant, battant des mains, dansant des rigodons,
Pendant que les mamans mettent au feu les… crêpes.
Des vieux, que le soleil d’avril fait rajeunir,
Causent joyeusement, assis au pied d’un chêne,
Et l’arbre altier, penchant sa tête souveraine,
Étend ses bras sur eux, comme pour les bénir.
Des amoureux, suivant une sente discrète,
Neige au pied, flamme au front, s’entretiennent tout bas,
Et non loin un oiseau moqueur rit aux éclats,
En voyant passer ceux qui se content fleurette.
Parfois des coups de feu grondent dans le lointain…
Ce sont les sucriers voisins qui les invitent,
Ou bien, sous des sapins où des ailes palpitent,
C’est un vieil invité qui se refait la main.
Soudain le timbre clair d’un porte-voix résonne…
Un grand cri de triomphe y répond aussitôt,
Et chacun vient s’asseoir autour d’un long tréteau
Où le sirop abonde, où la crêpe foisonne.
On mange goulûment, du grand au plus petit.
Le feu de la gaîté dans tous les yeux scintille.
À défaut de vin vieux, l’esprit gaulois pétille,
À défaut de plats d’or, on a de l’appétit.
Après les gais propos viennent les chansonnettes ;
Le maître de céans, un ancien marguillier,
D’une voix de stentor chante à s’égosiller,
Et son refrain tonnant fait rire des brunettes.
Un robuste garçon dit sur un ton très faux
Un couplet amoureux où la morale boite ;
Un quolibet d’enfant lui fait fermer sa « boîte »
Au milieu d’un fou rire et d’éclatants bravos.
Une blonde fillette essaie une romance…
La mémoire manquant, elle s’arrête court ;
Un vieillard la remplace, et chacun à son tour,
Chacun chante, plongé dans une joie immense.
On quitte enfin la table, et sur de frais copeaux,
Devant le cabanon inondé de lumières,
Bientôt la danse s’ouvre au chant de deux commères,
Qui marquent la mesure à grands coups de chapeaux.
On commence le bal par des « reels » et des gigues ;
Quelques instants après viennent les cotillons…
Oh ! quel plaisir de voir en légers tourbillons
Des garçons essoufflés se disloquer les gigues !
Pendant qu’on se trémousse, un beau galant, musqué,
Pour se donner du ton, organise un quadrille ;
Mais, comme on est ici moins savant qu’à la ville,
On s’embrouille, on se perd, et le coup est manqué.
Cet insuccès aux vieux désopile la rate,
Et, songeant à l’époque où le bon goût régnait,
Ces délurés moqueurs ouvrent un menuet…
Mais le grand âge oublie, et le menuet rate.
Vit-on jamais aux bois autant de fiascos ?
Cela n’empêche pas pourtant que l’on s’amuse.
Pour peindre le bonheur de ces gens, ô ma muse,
Tu devrais me donner de plus souples pinceaux.
Cependant le soleil à l’horizon s’incline ;
Il est grand temps de mettre au feu le brassin d’or ;
Et le vieux sucrier, pendant qu’on danse encor,
Court attiser la flamme où brûle la résine.
Puis à la crémaillère il suspend le chaudron ;
Et sur l’âpre brasier qui pétille et qui ronfle
Le miel éblouissant de l’arbre bout et gonfle,
Couvé par les grands yeux d’anges assis en rond.
Parfois un cri d’enfant, où le désespoir perce,
Éclate tout à coup près du feu dévorant…
Quelle est donc la raison de ce cri déchirant ?
C’est le sirop bouillant qui se fâche et « renverse ».
À tout moment le vieux au chaudron met le plat ;
Il en sort des lingots rutilants qu’il étire…
Le temps est arrivé de manger de la « tire »,
Et bientôt au dehors la danse tombe à plat.
Ainsi que des frelons attaquant une ruche,
L’essaim des villageois vole vers le brassin,
Y plonge tour à leur les doigts et le « bassin »,
Et, pour avoir sa part de miel, plus d’un trébuche.
Et l’on joue à la fois des coudes et des dents.
Les bambins au chaudron se barbouillent les joues,
Et les coquettes font de ravissantes moues
En croquant les lingots de la « tire » fondants.
Oh ! quel charmant tableau qu’une belle fillette
Qui mord à pleine bouche à l’or du sucre chaud !
Oh ! quel petit poème exquis qu’un frais marmot
Qui brasse des cristaux avec une palette !
Chacun casse des œufs dans le sirop qui bout.
Peut-on imaginer plus suave omelette !
On se brûle les doigts, on gâte sa toilette…
N’importe ! l’on déguste et l’on rit tout son soûl.
Pourtant il va falloir s’arracher à l’étreinte
Du plaisir et quitter la cabane « en bois rond… »,
Une dernière fois on se penche au chaudron…
Et l’on sort, laissant seul le maître qui s’éreinte.
Il est à façonner les cônes succulents
Qu’il doit distribuer parmi tous les convives ;
Et, pendant ce temps-là, les mamans toujours vives
Hâtent, pour le retour, les papas toujours lents.
On se sépare enfin du sucrier en nage
Qui partage en riant les restes du festin,
Et, comme le couchant empourpre le lointain,
On reprend, en chantant, la route du village.