La Marchande de journaux

 
À Mounet-Sully

I

– Demandez les journaux du soir… la Liberté...
La France...
                           À cet appel sans cesse répété
Par la vieille marchande à la voix âpre et claire,
Je faisais halte au coin du faubourg populaire
Dont les vitres flambaient dans le soleil couchant,
Et prenais un journal pour le lire en marchant.
Ce n’est pas que je sois ardent en politique ;
Les révolutions rendent un peu sceptique ;
Mais, par vieille habitude et besoin machinal,
Je parcours volontiers tous les soirs, un journal,
Pour savoir si l’on va changer ou non de maître,
Comme avant de sortir on voit le baromètre.
– Demandez les journaux du soir, … le Temps... le Moniteur...
Et, prenant le paquet tout frais que le porteur
Lui jetait, en courant, dans sa pauvre boutique,
La bonne femme, active à servir la pratique,
Derrière un vasistas ouvert sur le trottoir,
Se démenait, cherchait des sous dans son tiroir
Et vendait, d’une humeur absolument égale,
Papier conservateur ou feuille radicale ;
– Et, lorsque je prenais un journal, au hasard :
– Ah ! Vous voilà, monsieur ! Vous arrivez bien tard,
Disait-elle gaiement. Voyez, ma vente est faite.
Je n’ai plus qu’un Pays et que deux Estafette
Et c’est toujours ainsi lorsque les députés,
Comme ils ont fait hier, se sont bien disputés,
Et quand on dit qu’on va changer de ministère.
Quelquefois je causais, auprès de l’éventaire,
Avec la brave vieille aux yeux intelligents ;
Car mon goût est très-vif pour les petites gens.
Et, tout en déployant la Presse ou la Patrie,
Qui m’envoyait sa bonne odeur d’imprimerie,
J’avais pour mes trois sous un instant d’entretien.
Mon Dieu, pour le moment, ça ne va pas trop bien…
C’est la morte saison, vous savez,… et la Chambre
Ne se réunira que vers la mi-novembre.
Les grands formats sont nuls, et les petits de journaux
N’ont que les faits divers et que les tribunaux…
Vous autres, les messieurs, vous chassez ou vous êtes
Aux bains de mers, aux eaux… Sans le sou des grisettes
Qui ne voudraient pour rien manquer le feuilleton
De leur Petit Journal, à peine vivrait-on…
Pour écouler ce tas de papiers qu’on imprime,
C’est triste à dire, mais il faudrait un gros crime…
Je ne désire pas qu’il arrive, grand Dieu !
Mais, du temps du procès Billoir, quel coup de feu !
Quand on a publié toutes ces infamies,
Monsieur, j’étais au bout de mes économies ;
Mais, en un mois et rien qu’avec les illustrés,
Eh bien, j’ai pu payer deux termes arriérés…
Mais ce n’est qu’un hasard,… tandis que les tapages
A Versailles, voilà le temps des forts tirages !
Ça ne peut pas manquer et ça revient vingt fois…
Aussi, lorsque je fais un billet pour mon bois,
Pendant la session j’en fixe l’échéance,
Et je m’acquitte après une bonne séance.
Je m’éloignais, trouvant singulier le destin
Qui voulait que ce fût le crime du matin
Ou le tumulte fait dans les Chambres, la veille,
Qui donnât quelque aisance à cette pauvre vieille.
Je trouvais un plaisir ironique à savoir
Que l’antique combat du peuple et du pouvoir
Et tout leur vain travail pour mettre en équilibre
Le besoin d’être fort et l’ardeur d’être libre,
Le prétoire vibrant à la voix des tribuns,
L’assemblée en démence et les cris importuns
Qu’on poussera toujours autour du Capitole,
Et tout ce que produit, aux jours de rage folle,
Le parlementarisme et son jeu régulier,
Aidassent cette femme à payer son loyer.
Il me plaisait assez que le bruit de la presse
Assurât par hasard le pain d’une pauvresse,
Et que tout ce scandale eût ce bon résultat
Qu’elle pût vivre, à bord du vaisseau de l’État,
Durement ballotté sur la mer politique,
Ainsi qu’une souris dans un transatlantique.

II

Un soir, – les premiers froids étaient déjà venus, –
Au fond de la chétive échoppe, j’aperçus
Un spectacle nouveau, qui me fit de la peine.
C’était un pauvre enfant, – huit ou dix ans à peine, –
Blond, pâle, l’air malade, habillé tout en deuil,
Qui se tenait assis dans un petit fauteuil,
Ayant sur ses genoux un vieux dictionnaire
Et regardant avec des yeux de poitrinaire.
Je demandai :
                   – Quel est donc ce petit garçon ?
– Mais c’est mon petit-fils ; il apprend sa leçon,
Me répondit, d’un air tout orgueilleux, la vieille ;…
Et les Frères en sont très-contens !
                                                  – A merveille !
Repris-je… Ses parents l’ont envoyé vous voir ?
– Hélas ! Mon bon monsieur, voyez… il est en noir.
Pauvre enfant ! Il n’a plus sa mère ni son père ;…
Mais sa bonne-maman l’élèvera, j’espère.
Maintenant il n’a plus que moi, cher innocent !
Il a coûté la vie à ma fille en naissant…
Et voilà des malheurs qu’on ne peut pas comprendre…
Des orphelins d’un jour !… Quant à mon pauvre gendre,
Il était étameur de glaces ; et les gens,
Dans ce vilain métier, ne dure pas dix ans,
S’ils n’ont pas les poumons comme un soufflet de forge…
A cause du mercure…
                           – Allons ! Un sucre d’orge,
Dis-je à l’enfant, qui vint pour me remercier,
Prit mes sous et courut, joyeux, chez l’épicier.
– Et, quand je fus resté seul avec la marchande :
– L’enfant se porte bien ?
                                         – J’attendais la demande,
Monsieur, répondit-elle avec un gros soupir.
C’est le chagrin que j’ai tous les jours à subir.
Non, il ne va pas bien… que je suis malheureuse !…
Avec ses yeux cernés et sa figure creuse,
C’est tout son père…Il souffre, hélas ! le cher petit !
Il tousse, il dort à peine, il n’a pas d’appétit.
Enfin le médecin dit que c’est la croissance !…
C’est qu’il est si mignon et d ’une obéissance !…
Et tout ce qu’il voudrait, il l’apprendrait, je crois,
Mon Joseph… A l’école il a toujours la croix…
Mais sa santé… voilà ce qui me désespère !
– Courage ! dis-je.
                            – Enfin mon commerce prospère,
Continua l’aïeule, et de telle façon,
Monsieur, que rien ne manque à mon pauvre garçon.
Le bon Dieu, quand j’ai trop de mal, me vient en aide.
Tenez, j’ai cru l’enfant malade sans remède,
Voilà tantôt trois ans… Le docteur ordonna
Des médicaments chers, du vin de quinquina ;…
Mais, juste en ce moment, je m’en souviens encore,
La Chambre renversa le cabinet Dufaure ;
Et j’ai pu, – je gagnais des douze francs par jour, –
Donner ce qu’il fallait à mon petit amour…
Au Seize Mai, – la vente allait, je vous assure, –
J’ai fourni mon Joseph de linge et de chaussure ;
Et quand le Maréchal à la fin est tombé,
J’ai fait faire un habit tout neuf à mon bébé…
Le retour de Joseph finit la causerie ;
Mais je sortis de-là, l’âme tout attendrie,
Et j’avais le cœur pris par le simple roman
De cet enfant malade et de sa grand’maman.
Le lendemain, je dus partir pour la province,
Mais sans les oublier ; et l’intérêt fort mince
Qu’aux choses de l’État jusqu’alors j’avais mis
Grandit, quand je songeais à mes humbles amis.
Car je ne pouvais plus juger la politique
Qu’au point de vue étroit de leur pauvre boutique ;
Et quand, par un hasard devenu bien banal,
J’apprenais, en voyant les pages du journal
Pleines d’alinéas et de rappels à l’ordre,
Que nos législateurs avaient failli se mordre
Et qu’en plein parlement ils s’étaient outragés,
Rêveur, tout en lisant leurs discours prolongés,
Où le bon sens souffrait autant que la grammaire,
Je me disais :
                    – Tant mieux pour la pauvre grand’mère !

III

A mon retour, j’appris que l’enfant était mort.
– Ah ! monsieur, me disait en sanglotant bien fort,
La vieille, devenue en peu de jours caduque,
Quand on perd, à mon âge, un enfant qu’on éduque,
C’est trop dur !… Et bientôt j’en mourrai, Dieu merci !…
Je ne sais pas pourquoi je reste encore ici ;
Car je perds la mémoire, un rien me bouleverse,
Et je n’ai plus la tête à mon petit commerce…
Autrefois, si j’étais âpre à gagner du pain,
C’était pour partager avec mon chérubin…
Maintenant mon chagrin me nourrit… Que m’importe
Le reste ?… Voyez-vous, je suis à moitié morte ;
J’aurais cent ans, monsieur, que je serais moins bas !…
Un client, qui me prend tous les jours le Débats,
M’a promis de me faire admettre aux Incurables…
Eh bien, soit… J’irai là mourir un de ces jours !..
Que pouvais-je répondre à ce navrant discours ?
Que faire pour calmer une douleur si grande ?
Hélas ! rien. Et depuis, chez la pauvre marchande,
Quand j’entrais acheter quelques journaux du soir,
J’étais muet devant cet affreux désespoir.
Vers ce temps, – ce n’est plus pour nous une surprise, –
Notre gouvernement était en pleine crise.
Voici l’intéressant langage qu’on tenait :
– C’est fort heureux. Tant pis pour l’ancien cabinet.
Il subit justement la loi de la bascule.
Morel était trop vieux, et Morin ridicule ;
Moreau s’imaginait être de droit divin,
Et Morand recevait trop de pots-de-vin…
Tandis que parlez-moi du nouveau ministère :
Dubois est éloquent et Dufour est austère ;
Malgré ses tristes mœurs et deux serments trahis,
Dupont par ses talents honore son pays ;
Dupuis est fin ; Durand est loin d’être une bête…
Nous aurons avec eux la politique honnête.
Leur programme est très bien, que donne mon journal…
L’ordre et la liberté… C’est fort original.
Ces gens-là n’iront pas commettre une imprudence…
Bref, il était acquis et de toute évidence
Que le groupe Morel-Morin-Morand-Moreau
De tout progrès utile eût été le bourreau
Et que droit à l’abîme il menait la patrie ;
Tandis qu’agriculture, arts, commerce, industrie,
Allaient fleurir et prendre un essor bien plus grand
Par la combinaison Dufour-Dubois-Durand.
Je connaissais Durand, un homme fort aimable ;
Et, depuis quelque temps, je me trouvais blâmable.
Se désintéresser de tout, ce n’est pas bien.
On finirait par être un mauvais citoyen…
Voyons, ce cabinet ? Il n’a rien qui me gêne ;
Il est conservateur, libéral, homogène,
Très gentil !…
                    Et déjà, plein d’un zèle subit,
Le dos au feu, troussant les pans de mon habit,
De mes amis nouveaux j’expliquait la tactique,
A l’heure où, dans l’ennui d’un salon politique,
Le thé circule avec les tranches de baba.
Six semaines après le cabinet tomba.
Ah ! j’étais furieux, cette fois. Mettre à terre
Des gens si bien pensants, un si bon ministère,
C’est à désespérer de tout gouvernement !..
Et, maudissant le vain besoin de changement
Qui, ce jour-là, venait de troubler les cervelles,
Levé de très-bonne heure, avide de nouvelles,
J’allais chez ma marchande acheter le journal.
Paris avait été plus que matinal ;
Il ne restait plus rien qu’un Siècle de la veille.
Mais je fus stupéfait en regardant la vieille ;
Car je lui retrouvai l’air joyeux qu’elle avait,
Les jours de gain, du temps que son enfant vivait.
– Le pauvre mort, pensai-je en mon humeur stupide,
Est oublié… Ce n’est qu’une femme cupide.
Mais, devant mon regard, l’aïeule avait compris.
– Ah ! dit-elle, monsieur, ne soyez pas surpris,
Si j’ai le cœur content de ce bon jour de vente.
Moi, je n’ai plus besoin de rien, et je m’en vante,…
Mais, pour Joseph, avec de l’argent emprunté,
J’ai pu prendre un terrain à perpétuité,
Et j’ai fait des billets, et l’huissier me menace…
Puis, si vous pouviez voir son coin, à Montparnasse ?
Un vrai jardin !… Je vais prier là, tous les mois…
Ça me coûte bien cher ; mais aussi quand je vois
Son tombeau tout couvert de fleurs et de verdure,
Il me semble que c’est ma prière qui dure !
Je lui serrai les mains, honteux de mon soupçon ;
Et, depuis lors, ayant médité la leçon,
Je suis tout consolé, quand un ministre tombe ;
Car, ces jours-là, l’enfant a des fleurs sur sa tombe.

Juillet 1869.

Collection: 
1862

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