La Charrue

 
À M. le lieutenant-colonel A. Audet

L’autre jour, j’errais seul au milieu d’une plaine
Que le soleil de mai noyait de ses rayons…
Après avoir longé quelque temps des sillons,
Je m’assis sous l’ombrage ondoyant d’un grand chêne.

Une charrue auprès reposait sur le flanc.
Le laboureur venait de la quitter à peine :
Le soc fumait encore, ainsi que dans l’arène,
Fume à terre l’acier tout maculé de sang.

Et je fixais, rêveur, l’outil héréditaire,
Qu’Adam dut inventer au sortir de l’Éden,
Et que le dernier homme et le dernier gramen
Verront fouiller le sein maternel de la terre.

Et, pendant que, les yeux sur le soc renversé,
Je suivais en esprit quelque vague fantôme,
L’instrument a paru tressaillir sur le chaume,
Un souffle caressant sur mon front a passé.
 
Et, vibrant aussitôt, comme un accord de lyre,
Douce comme le miel, pure comme le lait,
Une voix ― la charrue à ce moment parlait ―
M’a dit des mots que seul le barde peut traduire :

— De mon coutre luisant je déchire le pré,
Qui frémit comme un sein ouvert par la mitraille.
Aux obstacles je livre une rude bataille,
Et je tue à regret le beau genêt doré.

Je retourne au soleil la glèbe qui s’épuise,
J’extirpe le chardon et la ronce obstinés,
Je change les déserts en édens fortunés,
Et mon fer à la fois détruit et fertilise.

L’homme devrait toujours m’aimer et me bénir.
Souvent avec douleur je sens sa rude étreinte ;
Sans fléchir je poursuis ma tâche ardue et sainte,
Je fais partout germer et croître l’avenir.

Je ne suscite pas de guerres ni de grèves ;
Avec calme toujours je trace mes sillons,
Dans l’éblouissement des fleurs et des rayons,
Dans les tressaillements ineffables des sèves.

Je peine tous les jours, sans jamais m’épuiser,
Je donne mon travail au pauvre comme au riche.
Entre le paysan et le sol qu’il défriche
J’établis des liens que rien ne peut briser.

On me couvre parfois de lauriers et de roses,
Le poète divin exalte ma bonté,
Et, malgré ma rudesse et mon obscurité,
J’ai mes jours de triomphe et mes apothéoses.

Et, pendant que, vibrante aux bras du laboureur,
J’ouvre violemment le flanc de la colline,
Pendant que je combats la pierre et la racine,
La nature charmée acclame mon labeur.

Et le soleil de mai fait rutiler le chaume,
Sous les rameaux en fleurs courent de doux frissons,
L’oiseau sur les guérets module ses chansons,
La rivière miroite et le lilas embaume.

Je suis sourde aux clameurs des partis haletants,
Méprisant tout pouvoir comme toute réforme.
La sueur qui m’arrose en perles se transforme,
Pour aller resplendir dans l’éternel printemps.

Sur moi se sont courbés les fronts les plus superbes ;
Le grand Cincinnatus aimait à me guider.
Mon labeur est divin, car j’aide à féconder
L’éternelle union d’où proviennent les gerbes.

Du ciel je sens sur moi la bénédiction.
Je collabore avec le soleil et l’ondée,
Avec la bête, avec la matière et l’idée,
Au poème sans fin de la création… ―
 
Bien longtemps j’écoutai la voix douce et sereine
Qui me semblait venir du rustique instrument.
La nuit envahissait déjà le firmament
Lorsque je quittai l’arbre et sortis de la plaine.

Et depuis je comprends toute la sainteté
De l’outil qui brilla le premier sur le monde,
Toute l’immensité de la dette féconde
Que lui devra toujours la vieille humanité.

Et je demande à Dieu que jamais ne s’efface
Dans les cœurs canadiens le saint amour des champs,
Que l’instrument viril qui parle dans mes chants
Fasse toujours grandir et prospérer ma race.

Collection: 
1904

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