I
Sous le ciel d’hiver, bas et terne,
Les gueux, les errants du trottoir,
A la porte de la caserne
Attendent la soupe du soir.
Frissonnants sous la blouse bleue
Ou sous le drap beaucoup trop mûr,
Comme au théâtre ils font la queue,
Deux par deux, serrés près du mur.
La faim creuse le flanc vorace
Des loqueteux que groupe ici
L’espoir d’un peu d’eau tiède et grasse
Et d’un morceau de pain moisi.
Vivant du rebut des cantines,
Ils tiennent, l’air discipliné,
Celui-ci sa boîte à sardines,
Celui-là son bol écorné.
Certains habitués ont même
Un tronçon rouillé de cuiller.
C’est ici la pire bohème
De la grande ville en hiver.
Silencieux, l’œil sombre et triste,
Et navrants d’immobilité,
Ils sont là, le récidiviste
Et l’homme de lettres raté.
L’un revoit peut-être des crimes
Parmi ses rêves engourdis,
Et l’autre cherche en vain les rimes
D’un de ses sonnets de jadis.
Ce gosse a l’air d’un très vieux singe ;
Ce grand vieillard fait mal à voir,
Qui sur son maigre corps sans linge
Boutonne un tragique habit noir.
Quelques femmes, sans âge, laides,
Dont l’une, hélas ! porte un marmot,
Sont dans le rang, mornes et raides...
Et personne ne dit un mot !
Mais soudain la foule s’agite,
Les yeux sont pleins d’éclairs jaillis,
Car voici, portant la marmite,
Deux soldats vêtus de treillis.
La bande en haillons, maintenue
Dans l’ordre et dans le règlement
Par un caporal en tenue,
Se met en marche lentement.
Avec une hâte gloutonne,
Chaque gueux reçoit en tremblant
La soupe chaude qu’on lui donne
Dans une louche de fer-blanc ;
Et, comme une bête affamée,
Il va, tout de suite, à trois pas,
Debout, le nez dans la fumée,
Manger son lugubre repas.
II
Eh bien, ce spectacle m’agrée.
Plein d’un respectueux émoi,
J’admire l’aumône sacrée
D’un pauvre à plus pauvre que soi.
Ceux qui demain, si c’est la guerre,
Mourront pour la France à vingt ans,
Sauvent l’existence précaire
De ces vagabonds grelottants.
C’est peu, la ration d’un homme.
Ces soldats n’ont pas trop pour eux.
Pourtant leur misère économe
Partage avec les malheureux.
La pure doctrine chrétienne
Au fond de ces bons cœurs survit.
N’importe qui demande et vienne,
C’est un pauvre. Cela suffit.
Tu vois, dure philosophie,
Les hommes s’entre-dévorant
Dans l’affreux combat pour la vie.
Regarde ici. C’est rassurant.
Pour le faible et pour l’inutile
Que ta loi frappe avec rigueur,
Une trace de l’Évangile
Reste chez ces simples de coeur.
Nous, nous dansons par bienfaisance,
Nous souscrivons dans le journal ;
Un riche, avec magnificence,
Fonde vingt lits à l’hôpital.
Ces aumônes-là sont les nôtres...
Respect humain ou vanité.
Mais s’aime-t-on les uns les autres ?
Fait-on vraiment la charité ?
Ici, du moins, j’en ai la preuve.
Ces braves enfants, c’est certain,
Donnent le denier de la Veuve.
Sont pareils au Samaritain.
Et, quand le pauvre emplit sa tasse
A la gamelle de l’État,
Jésus invisible qui passe
Bénit la soupe du soldat.