L’Ivresse

Étaient placés, face à face, dans ce caveau,
Au long des murs, sur double rang, trente tonneaux.

Jadis, un vieux marin qui sculptait des navires,
Les avait blasonnés aux armes de l’Empire.

Ils reposaient dans l’ombre, et leur ventres songeaient
Aux grands buveurs dont les gosiers les allégaient.

Des aigles d’or, tenant le globe entre leur pattes,

Écartelaient sur eux, leurs ailes écarlates.

Leur bonde était taillée en couronne, leur bois
Semblait du plomb, si large et lourd était son poids.

Les plus anciens se décoraient de sycomore
Et des vins de cent ans fermentaient, dans leurs pores.

Ils recelaient, en leurs silence et leur sommeil,
Ce qui fut l’air, les fleurs, les fruits et le soleil,

Et les ressuscitaient, soudain, en cris de liesse,
Les soirs de désirs fous et de rouges ivresses.

Pour surprendre, dans les bons vins et leur couleur,
Un peu du goût qu’a le bonheur,
Je suis entré, dans ce caveau, l’âme légère.

Et des coins d’ombre et de feux sombres,
Des bataillons héraldiques de verres
Montaient la garde, autour des étagères ;
Aux plafonds bas, se bosselaient des mascarons
Qui souriaient, d’un rire épais et rond,
À des kobolds, dégringolant d’un fût ;

Un faune en bois dansait sur un bahut,
Et, par la porte ouverte, au fond d’un corridor,
On pouvait voir les mâts, les docks, le port
Et la montagne insigne,
Où, pour les vins futurs, se mûrissaient les vignes.

Un échange de gai labeur suant et fort,
Aux temps de la saison massive et violette,
Joignait le mont et la vendange au port.
Les collines s’ornaient de pourpres bandelettes ;
Les vendangeurs, plongés, jusqu’à mi-corps,
Dans les feuilles et les branches vermeilles,
Semblaient se remuer et travailler dans l’or ;
Mille lueurs étincelaient, parmi les pierres ;
Les ceps montaient, en faisceaux de lumière ;
Toute la vie éclose, en ces pays du Rhin,
Tenait et s’éclairait, dans le raisin :
C’était pour lui que les monts étaient verts,
L’été brûlant, les gars joyeux, le fleuve ouvert
Aux navires passant, joufflus de voiles,
Et s’éloignant, la nuit, sous des grappes d’étoiles.

Devant ce site, où l’ombre au jour s’était unie,
L’esprit heureux, les yeux ardents,
Par mes lèvres, entre mes dents,
J’ai longuement versé la force exquise et infinie.

Avec douceur, l’ivresse a délié mon âme,
Mon verre énorme était taillé en flamme,
Je croyais voir du feu qui me versait du vin ;
L’esprit s’abandonnait au merveilleux levain
Et les muscles sentaient leur puissance renaître.
Vers les coteaux de pourpre et vers les floraisons
Fastueuses et profondes des horizons,
Onde à onde, s’illimitait mon être ;
Le paysage, avec ses eaux solennisées
Et ses siècles armés d’éclairs,
Se résorbait si bellement, dans ma pensée,
Qu’il devenait moi-même et vivait dans ma chair.

La fusion naquit, par un amour des choses
Si simple et violent, que je ne sentais plus
Battre mon cœur, sinon au flux et au reflux
Des profondes métamorphoses :
Je retrouvais mes mains, mes bras, dans les ramures
Et les enlacements des vignes mûres ;
Le mont lui même était sculpté
Dans le bloc de ma volonté :
Je me soûlais de vie immense et mutuelle
Et mes cinq sens se prolongeaient en elle,
Si loin et si profondément
Qu’elle semblait brûler et fermenter de tout mon sang.

J’étais entré dans ce caveau, l’âme légère,
Uniquement séduit, par la gaieté des verres
Et la folie et son levain
Qui sommeillent, au fond du vin,
Quand l’ivresse puissante et débordée,
Fondant le monde au feu, qu’était mon cœur,
Grandit soudain jusques à l’infini, l’idée
Que pauvre et nul je m’étais faite du bonheur.

Collection: 
1899

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