Duel de Raffinés

 
Dans le flot des manants qui devant eux s’entr’ouvre,
Deux raffinés, allant par le Pont-Neuf au Louvre,
Causent joyeusement, bras dessus, bras dessous.

Ils sont, en vérité, charmants, les jeunes fous !
L’ombre que sur leurs yeux jette le feutre à plume
Fait briller leurs regards que la vaillance allume,
Et leur rire amical est encor belliqueux.
Ils ont vingt ans, et nul ne sait aussi bien qu’eux

Du bout d’un gant de daim friser une moustache
Et comment une cape espagnole s’attache.
L’un est bon fauconnier, et l’autre bon veneur,
Et ce sont vraiment là deux raffinés d’honneur,
Depuis leurs longs cheveux fleurant les bergamotes
Jusqu’à leurs petits pieds chaussés de fines bottes
Dont un flot de dentelle emplit les entonnoirs.

Et le brun aux yeux bleus dit au blond aux yeux noirs :

« Que je sois mis au ban de la cour et du monde,
Si je sommeille ailleurs que sur cheveux de blonde !
C’est le seul oreiller délicat et moelleux. »

Et le blond aux yeux noirs dit au brun aux yeux bleus :

« Et moi, dorénavant, dans mes bonnes fortunes,
Vive Dieu ! je ne veux céder qu’aux femmes brunes.
Garde pour toi tes lys.

                                      — Et pour toi tes soucis,
Dit l’autre, qui déjà redresse les sourcils.
Mais tu me parles là bien vertement, vicomte.

— On t’en rendra raison, si tu veux.

                                                    — Mais j’y compte.
— A l’épée ?
                        — A l’épée.
                                                 — A merveille, marquis.
— Quand cela ?
                        — Sur-le-champ.
                                                    — Sur-le-champ, c’est exquis.
Foin des édits du fils trop chaste d’Henri quatre !
Ce gai soleil d’avril est charmant pour se battre.
Descendons sur la berge ; on nous gênera moins. »

Ils prennent en passant deux suisses pour témoins,
S’en vont au bord de l’eau, jettent là sur les pierres
Chapeaux et mantelets, et tirent leurs rapières.

Les deux soldats, en gens courtois, en font autant.

On s’aligna. Ce fut l’affaire d’un instant.
En méthode d’escrime, est bien fou qui s’obstine
A mettre la lombarde avant la florentine.
Le marquis, par un coup terriblement sournois,
Fut digne de son maître, Astolfo le Siennois.
Le vicomte, percé d’une longueur de lame,
Tomba, fit un sursaut ou deux, et rendit l’âme.
Alors, en rajustant au vainqueur son pourpoint,

L’un des soldats lui dit :
                                     « Vous le haïssiez ?
                                                                        — Point.
— Peut-on vous demander la cause de l’affaire ?
— La couleur des cheveux qu’il convient qu’on préfère.
Il était pour les noirs, moi je suis pour les blonds.
— Vous avez été vif, mon gentilhomme... Allons !
Pour cheveux blonds ou noirs faut-il qu’on se courrouce ?
— C’est vrai, dit le bretteur, car ma maîtresse est rousse. »

Collection: 
1892

More from Poet

  • O poète trop prompt à te laisser charmer,
    Si cette douce enfant devait t'être ravie,
    Et si ce coeur en qui tout le tien se confie
    Ne pouvait pas pour toi frémir et s'animer ?

    N'importe ! ses yeux seuls ont su faire germer
    Dans mon âme si lasse et de tout assouvie...

  • J'écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
    Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge,
    Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là ;
    Elle songe sans doute au mal qui m'exila
    Loin d'elle, l'autre hiver, mais sans trop d'épouvante,
    Car je suis...

  • Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
    Sans doute par les nuits d'été, quand l'atmosphère
    S'emplit de l'odeur forte et tiède des jardins ;
    Mais j'aime aussi vos bals en plein vent d'où, soudains,
    S'échappent les éclats de rire à pleine bouche,
    Les polkas...

  • Songes-tu parfois, bien-aimée,
    Assise près du foyer clair,
    Lorsque sous la porte fermée
    Gémit la bise de l'hiver,

    Qu'après cette automne clémente,
    Les oiseaux, cher peuple étourdi,
    Trop tard, par un jour de tourmente,
    Ont pris leur vol vers le Midi ;...

  • Captif de l'hiver dans ma chambre
    Et las de tant d'espoirs menteurs,
    Je vois dans un ciel de novembre,
    Partir les derniers migrateurs.

    Ils souffrent bien sous cette pluie ;
    Mais, au pays ensoleillé,
    Je songe qu'un rayon essuie
    Et réchauffe l'oiseau...