Chair des choses

 
    Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
    Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix.
    L’harmonie et le songe et la douleur profonde
    Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.

    Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
    Je partage leur vie intense en les touchant.
    C’est alors que je sais ce qu’elles ont en elles
    De noble, de très doux et de pareil au chant.

    Car mes doigts ont connu la chair des poteries,
    La chair lisse du marbre aux féminins contours
    Que la main qui les sait modeler a meurtris
    Et celle de la perle et celle du velours.

    Ils ont connu la vie intime des fourrures,
    Toison chaude et superbe où l’on plonge les mains,
    Et l’odorant secret des belles chevelures
    Où la brise du soir effeuilla des jasmins.

    Semblables à ceux-là qui viennent des voyages,
    Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons,
    Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
    Et m’ont prophétisé d’obscures trahisons.

    Ils ont connu la peau subtile de la femme,
    Et ses frissons cruels et ses parfums sournois…
    Chair des choses ! j’ai cru parfois étreindre une âme
    Avec le frôlement prolongé de mes doigts…

Collection: 
1897

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