Ceux qui viennent

 
À Charles d’Osmoy.

À l’heure où le sommeil commence,
J’ai fait un rêve, et j’ai cru voir
S’allonger une plaine immense
Que terminait un grand trou noir.

Vers le gouffre qui les appelle,
Chassés par un destin de fer,
Hommes et femmes, pêle-mêle,
Roulaient, comme un fleuve à la mer.

Et derrière le troupeau sombre,
Mes yeux cherchaient, avec effort,
Ta vieille faux qui luit dans l’ombre,
Ô vieux squelette de la mort !

Je ne t’aperçus point, camarde !...
Mais ce que je vis devant moi
S’agiter, dans la nuit blafarde,
M’a paru plus affreux que toi !

C’était une bruyante armée
De petits hommes incomplets :
Monde exigu, peuple pygmée,
Portant au front des bourrelets.

Les uns jetaient des clameurs grêles,
Et, des deux mains, ramant dans l’air,
Chancelaient sur leurs jambes frêles,
Comme des barques sur la mer.

D’autres, la bouche de lait pleine,
Avec des gestes menaçants,
Lançaient dans la mêlée humaine
Leurs chariots retentissants.

Les derniers, plus faibles encore,
Se traînant de tous les côtés,
Semblaient des larves près d’éclore,
Dans leurs langes emmaillotés.

Ils criaient : « Notre heure est venue !
« À nous la terre des vivants !... »
Et tous les hochets, sous la nue,
Secouaient leurs grelots mouvants ;

Et les voix exterminatrices
Frappant du ciel les noirs arceaux,
Entonnaient, sur l’air des nourrices,
La Marseillaise des berceaux.

Pourtant, ô tendresse profonde !
La foule, un pied dans le cercueil,
Vers les bandits à tête blonde
Se retournait ivre d’orgueil ;

Et les familles insensées,
Avec des rires triomphants,
S’en allaient au tombeau, poussées
Par le bras rose des enfants !

Collection: 
1841

More from Poet

  • Quand, sur le grand taureau, tu fendais les flots bleus,
    Vierge phénicienne, Europe toujours belle,
    La mer, soumise au Dieu, baisait ton pied rebelle,
    Le vent n'osait qu'à peine effleurer tes cheveux !

    Un amant plus farouche, un monstre au cou nerveux
    T'emporte,...

  • Ce n'est pas le vent seul, quand montent les marées,
    Qui se lamente ainsi dans les goémons verts,
    C'est l'éternel sanglot des races éplorées !
    C'est la plainte de l'homme englouti sous les mers.

    Ces débris ont vécu dans la lumière blonde ;
    Avant toi, sur la terre...

  • (Song-Tchi-Ouen)

    Le vent avait chassé la pluie aux larges gouttes,
    Le soleil s'étalait, radieux, dans les airs,
    Et les bois, secouant la fraîcheur de leurs voûtes,
    Semblaient, par les vallons, plus touffus et plus verts !

    Je montai jusqu'au temple accroché sur l'...

  • Le long du fleuve jaune, on ferait bien des lieues,
    Avant de rencontrer un mandarin pareil.
    Il fume l'opium, au coucher du soleil,
    Sur sa porte en treillis, dans sa pipe à fleurs bleues.

    D'un tissu bigarré son corps est revêtu ;
    Son soulier brodé d'or semble un...

  • Savez-vous pas quelque douce retraite,
    Au fond des bois, un lac au flot vermeil,
    Où des palmiers la grande feuille arrête
    Les bruits du monde et les traits du soleil
    - Oh ! je voudrais, loin de nos vieilles villes,
    Par la savane aux ondoyants cheveux,
    Suivre,...