Certes, l'art éternel, la parole infinie,
Pousse par intervalle un sanglot d'agonie.
Comme Jésus, saisi d'un sublime remord,
Défaillant, il se trouble en face de la mort ;
Et seuls, sur la montagne où l'Esprit les oublie,
Les Dieux sont abreuvés d'amertume et de lie.
Le cri du désespoir sort de leurs cœurs blesses :
O mon père ! pourquoi nous as-tu délaissés ?
Le ciseau gît brisé, la lyre est détendue,
Comme un flambeau qui meurt, l'âme tremble éperdue.
O chaste Galathée ! ivoire immaculé,
Songe d'amour ! tu n'as ni marché ni parlé.
Primigène olympien, ô vision ternie !
Non, tu n'es pas celui qu'enfantait mon génie.
Hélas ! Pygmalion et Phidias ont rêvé !
Ah ! c'est un dur supplice à bien peu réservé,
Que cette heure d'angoisse où la forme insensible
Ne contient plus son Dieu dans sa beauté visible ;
Un tourment sans égal, au vulgaire inconnu,
Où, d'un sanglot profond, vainement contenu,
L'amant désespéré de la forme sacrée
Demande aux cieux éteints l'étincelle qui crée !
Heureux alors, heureux qui n'a point déserté
L'autel de l'idéal, un instant sans clarté ;
Heureux qui n'aura point, dans la foule banale,
Maculé pour jamais sa robe virginale ;
Qui pleure saintement, et reste convaincu
Que l'art est éternel quand l'artiste est vaincu.
Celui-là reverra la Pythie inspirée
Remonter au trépied d'où parle l'Empyrée,
L'astre qui s'éclipsa renaître radieux,
Phidias tailler son roi des hommes et des dieux ;
Le chaste vêtement, la forme, ombre divine,
Voiler la beauté nue, au cœur qui la devine,
Et l'ivoire, amolli d'un baiser créateur,
Frémir comme une chair sous la main du sculpteur !
Ah ! grâce à celui-là, jamais la foule épaisse
Ne vendra par morceaux l'autel qu'elle dépèce,
Ou bien n'insultera, dans un siècle fatal,
La sainteté de l'art de son amour brutal !
De l'art, ce dieu jaloux, qui ne veut dans ses fêtes
Que l'encens de Lévi, que le chant des prophètes,
Et qui, sur son autel, du prêtre abandonné,
Souffre et parait mourir d'un culte profané !
Durant nos jours de lutte et d'études tronquées,
Autant de bras à l'œuvre, autant d'œuvres manquées !
Et ce n'est point assez qu'en un triste abandon
Dorment ceux à qui Dieu fit le sublime don ;
La banalité mord l'esprit comme un ulcère,
Et, dans un transport faux, l'impuissance lacère
Les voiles frémissants de la blanche pudeur.
Toute chasteté sainte est en proie au vendeur !
Or, plus que toute chose immortelle et blessée
Du lourd attouchement de la foule insensée,
La vieille architecture, en nos jours malheureux,
Porte une large plaie à son flanc généreux,
Et plus d'un cœur glacé, d'une main trafiquante,
Se plaisent à salir sa couronne d'acanthe !
Car l'époque est mauvaise aux bras laborieux
Qui ne savent bâtir qu'un travail glorieux ;
Aux divins ouvriers, confiants et candides,
Qui poussent d'un seul jet dans nos cités sordides,
Puis, gisent oubliés, muets solliciteurs,
Sur le seuil encombré des adjudicateurs.
O vous que l'art sacré de sa faim éperonne,
Francs artistes touchés du rayon qui couronne,
O pauvres vagabonds que nul ne connaît plus,
De votre âge doré les jours sont révolus :
Avec l'ocre stupide, avec la chaux immonde,
Le travail est aux mains des ineptes du monde !
Ce n'est point, sachez-le, que je sois effrayé
Que l'autel de Baal s'écroule foudroyé.
Du vieux catholicisme agitant la bannière,
Je ne veux point pousser de plainte routinière,
Ni, semblable aux pleureurs du culte agonisant,
Chanter la pierre inerte et le clocher gisant.
Calme contemplateur d'un plus divin système,
Je ne veux point, armé d'un frivole anathème,
Livrer pour holocauste, en un vers insensé,
Le viril avenir à l'impotent passé,
Ni de tout dogme étroit sectateur hypocrite,
Toujours tuer l'esprit sous la parole écrite.
Non. — Soit que le travail exhaussé de sa main
Craque et tombe à défaut du vrai ciment romain,
Soit que l'art, absolvant ces œuvres imparfaites,
Dans le siècle orageux affermisse leurs faîtes ;
Soit que jetée à bas de son haut piédestal,
Colosse aux pieds d'argile, à tête de métal,
La grande Babylone enfonce sa coupole
Au lac expiateur où dort la Pentapole ;
Peu m'importe ! — ce jour viendra sans que mon vers
Prophétise à coup sûr cet imminent revers,
Et par d'autres que moi cette prostituée
Saura qui l'a fait vivre et qui l'aura tuée.
Non, monuments noircis par tant de siècles, non !
Je ne vous maudis point en haine de son nom ;
Je ne veux point briser d'un bras antipathique
Le trèfle sarrasin dans l'ogive gothique,
Ni déchirer sitôt le tissu gracieux
Du granit dentelé qui flotte dans les cieux.
Monte ! épanouis-toi, cathédrale frivole !
Paisible, dors la-haut où la tempête vole !
Dors, rêve de ta gloire et des jours oubliés,
Où les peuples vers toi couraient multipliés.
Tu ne vaux point, hochet d'un labeur séculaire,
Qu'on sue à t'ébranler de ta pierre angulaire.
O murs de Babylone ! ô temples vermoulus
Dont le sens est futile et ne nous suffit plus !
D'un aveugle génie, ô merveilleux ouvrage,
Vous vous engloutirez dans le même naufrage !
Pour moi, je ne serai, sans haine et sans frayeur,
Ni votre meurtrier, ni votre fossoyeur ;
Je ne vous connais point. — Mais ce dont je m'attriste,
Ce qui fait rudement battre mon cœur d'artiste,
Ah ! mauvais ouvriers, piteux restaurateurs,
O nains, qui nivelez les sublimes hauteurs,
C'est vous, maçons ! e'est vous, ô peintres peu timides,
Oui voulez récrépir les vieilles Pyramides !
Vous ! vous qui rendez vils, insensés, odieux,
Le marbre et le granit qu'ont habités les dieux,
Et vous glorifiant d'ineptie avouée,
Copiez de travers l'œuvre à la mort vouée !
Ah ! s'il le faut, debout, amants du badigeon,
O bourgeois ! salissez cathédrale et donjon !
Dominateurs du siècle, usez de votre empire,
Conduisez l'ignorance et l'ineptie au pire.
Votre œuvre est celle-ci, ne vous méprenez point :
Ceignez vos reins, marchez en raidissant le poing ;
Comme sous le bélier des guerres féodales,
Couchez la haute nef au niveau de ses dalles,
Brûlez de votre chaux, brisez de vos leviers
Le chœur gothique où dort l'homme des oliviers ;
Que les palais caducs avec les forteresses
S'écroulent sous vos mains, stupides vengeresses.
Faites la place nette aux hommes d'avenir,
Et passez, oh ! passez pour ne plus revenir !
Mais s'il est un instinct de pudeur en votre âme,
Si vous faites ainsi sans poursuivre de trame,
En aveugles marteaux ignorants du moteur,
En bras galvanisés morts au feu créateur ;
Oh ! ne nous montrez pas, dans son ignominie,
Saltimbanque jouant la farce du génie,
Le vil maçon du jour, l'eunuque sans pudeur,
Du saint amour du beau parodiant l'ardeur !
Oh ! ne nous prouvez pas qu'une misère telle
A rongé sans pitié la pensée immortelle !
O servile troupeau dont s'indignait Flaccus,
Copistes ! d'impuissance atteints et convaincus !
Non, n'entassez jamais, scribes antipathiques,
De la langue du ciel les lettres granitiques ;
Leur orthographe échappe à vos yeux sans clartés,
Et Dieu de son esprit vous a déshérités !
Blasphémateurs de l'art dans un siècle en débauche,
De la race future ô déplorable ébauche,
Je me tais. — Loin de vous, prêtres de la laideur.
L'autel de la beauté couve en paix sa splendeur.
Lorsque l'architecture, alphabet des vieux âges,
Que chante le poète et commentent les sages,
Ne sera plus livrée en proie aux illettrés,
Nous relirons alors dans ses feuillets sacrés ;
Et les enfants de Dieu, par une étude austère,
Rétabliront le sens de son vrai caractère.
Sur la haute montagne, assis dans sa beauté,
Blanche image du calme et de l'illimité,
Le temple harmonieux en qui le monde espère
Se dresse lentement à l'horizon prospère.
Dans son multiple essor à la synthèse uni,
Il régnera du sein de l'azur infini ;
Et, résumant pour tous une trinité sainte,
L'homme, le monde et Dieu, dans sa mythique enceinte,
Chantera, divin texte et sublime missel,
Dans le concert de Pan le Verbe universel !