Anthologie des poètes français du XIXème siècle/1887/La Jungfrau


Au milieu de la chaîne énorme des grands monts,
Si hauts que l’air, plus rare, y manque à nos poumons,
Jusqu’au fond du lac bleu prolongeant ses abîmes,
Superbe, et dépassant du front toutes les cimes,
La montagne de loin attire les regards.

L’imagination douce des montagnards
La trouve la plus belle et la nomme : la Vierge.

De la fenêtre étroite et basse de l’auberge,
Tandis que s’apprêtaient les guides dans la cour,
Mon œil, à l’horizon, dessinait le contour
De la montagne pâle et blanche comme un cygne.
Le soleil colorait cette candeur insigne,
Et l’on voyait rougir la neige sans affront,
Comme fait une enfant qu’on a baisée au front,
Craintive, et dont le sang à la joue embrasée
Pour la première fois monte en vive rosée.
L’astre, c’était l’amour ; la neige, la candeur.

Puis, lorsque s’éteignit toute cette splendeur,
— Car l’esprit la retient, mais l’heure la déplace, —
Mes yeux, moins éblouis, virent les flancs de glace,
La stérile froideur et l’immobilité,
Et pourtant l’invincible attrait de la beauté.

Je ne sais pas comment cela se fit... Peut-être
Était-ce l’air du soir soufflant par la fenêtre,
Peut-être la fatigue, ou bien un souvenir ?
Mais le tableau que l’âme a peine à contenir

S’effaça peu à peu : les lignes s’arrondirent ;
Les angles purs et droits vers le ciel assouplirent
En ondulations leur rigide dessin ;
L’aspérité du roc se moula comme un sein,
Ayant pour vêtement la neige immaculée.

L’image palpitait, charmante, reculée,
Obscure, insaisissable, et pourtant près de moi ;
Et, sans que ma raison pût concevoir pourquoi,
Le mont géant avait des épaules mignonnes.

Et comme on a parfois des rêves monotones
Quand l’amour qu’on berçait n’est pas bien endormi,
Pâle et blanche, et venant à moi d’un air ami,
Avec cette beauté que la grâce décore,
Je vis, spectre charmant, celle que j’aime encore.

Collection: 
1887

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