À M. W.F. en réponse à ses vers

 
Alors que de Colomb la barque courageuse,
Déployant sur les flots son aile aventureuse,
Allait braver l'abîme et l'onde et le trépas ;
Redoutant pour sa nef la tourmente et l'orage,
Des amis alarmés déploraient son courage ;
Mais lui.... ne les écouta pas !

Du Dieu qui l'inspirait suivant la noble trace,
Le succès couronna sa généreuse audace.
Son geste fit éclore un magique univers,
Et tout à coup, debout sur la vague enchaînée,
Il surgit aux regards de l'Europe étonnée,
Maître d'un monde et roi des mers.

Mais je n'ai pas tenté sa sublime conquête,
Que peux-tu donc, ami, redouter pour ma tête ?
Que me font après tout ces flots où tu me vois !
Ah ! je voudrais tomber, mais semblable au tonnerre,
En laissant dans ma chute, au ciel et sur la terre,
L'auguste clameur de ma voix.

Je l'avouerai : rêvant d'une illustre mémoire,
Mon âme ardente et jeune a courtisé la gloire ;
Mais ma faiblesse, hélas ! a trompé mon essor :
Pour braver les autans mon aile est trop fragile ;
Le ciel ne donna point au bengali débile
Le vol superbe du Condor.

Fermant l'oreille aux vœux d'une jeunesse avide,
Humble et soumis je marche où le destin me guide.
Dieu, qui donne aux uns l'ombre, aux autres les splendeurs,
Fit l'aigle pour planer dans un ciel de lumière,
Le soleil pour remplir sa brûlante carrière,
Et moi pour chanter mes douleurs.

Mes douleurs !... noble enfant de la Calédonie,
Où la brise murmure une austère harmonie,
Tu n'as jamais connu ma sombre passion,
Car tu n'as pas gémi sous un bras qui t'opprime,
Car tu n'as pas maudit, impuissante victime,
Une implacable oppression.

D'un lait fécond l'étude a nourri ta jeunesse ;
Les bardes immortels de Rome et de la Grèce
Ont passé devant toi dans leur sublimité ;
Et sur les monts brumeux de l'Écosse orgueilleuse,
Égarant à pas lents ton enfance rêveuse,
Toi, tu goûtas la liberté !

Moi, dès mes premiers jours de vie et de souffrance,
L'oeil voilé du bandeau d'une épaisse ignorance,
J'ai langui dans la nuit d'un joug injurieux ;
Et, pliant sous le poids de ces chaînes mortelles,
Mon âme, à qui la muse avait donné des ailes,
N'a pu s'élancer vers les cieux.

Je ne te dirai pas mes nuits noires et lentes,
Le sommeil éveillé de mes heures brûlantes,
Mes doutes, mes désirs de tombe et de cercueil,
Mes blasphèmes sans fin, mes désespoirs sans nombre
Et dans mon sein en feu l'ébullition sombre
De la colère et de l'orgueil.

Mais, touché de ma longue et cruelle agonie,
Vers moi j'ai vu descendre un ange d'harmonie :
Calme et beau, triste et doux, je crois le voir encor ;
Ses yeux d'un feu divin tout à coup s'animèrent,
Et sa voix était grave, et ces strophes tombèrent
Des cordes de sa harpe d'or :

« Enfant que le Seigneur a placé sous ma garde,
« Ce Dieu dont tu te plains il t'écoute et regarde,
« Cesse donc, insensé, tes coupables clameurs !
« Celui qui, dévoilant sa sagesse infinie,
« De la terre et des cieux ordonna l'harmonie,
« A-t-il pu vouloir tes malheurs ?

« Tu ne peux le comprendre et ta bouche blasphème :
« Porte moins haut l'audace et connais-toi toi-même !
« Le mal est fils de l'homme et de sa volonté.
« Cet arbre aux fruits amers ombragea la nature,
« Du jour où l'éternel fit à sa créature
« Le présent de la liberté.

« L'homme en a mal usé : voilà quel est son crime.
« Du superbe et du fort, du faible qu'on opprime,
« Un jour Dieu jugera l'orgueil et les douleurs.
« Humble, à tes malheurs même il faut donc te soumettre,
« Toi qui dois rendre compte à ton souverain maître
« Du trésor amer de tes pleurs.

« Qu'as-tu fait de tes pleurs ? sous leurs gouttes divines
« Ton âme au lieu de fleurs a germé des épines ;
« Et ta bouche, indocile aux célestes transports,
« N'exhalant qu'en secret une plainte importune,
« Pour instruire ou charmer tes frères d'infortune
« Reste muette et sans accords.

« D'un coupable sommeil réveille-toi, poète !
« Chante la vérité sans craindre la tempête.
« Contre un joug que le ciel ne voit qu'avec courroux
« Tonne !.... Puis, apaisant ta sainte frénésie,
« Même à tes oppresseurs verse ta poésie
« Aux flots plus calmes et plus doux.

« Apparais à leurs yeux des sommets de la lyre !
« Quel que soit son orgueil, l'homme subit l'empire
« Et des mâles talents et des nobles vertus.
« Que ton luth soit une âme à la fibre sonore,
« Et qu'il soit plus vengeur et plus terrible encore
« Que le glaive d'Harmodius !

« Dans tes fers étonnés jette un accent sublime !
« Dieu, qui bénit ta cause et l'espoir qui t'anime,
« Parlera par ta bouche et soutiendra ton cœur ;
« Et ton esprit, ouvrant ses ailes de lumière,
« Tu pourras de ta nuit de fange et de poussière
« Sortir rayonnant et vainqueur. »

Et moi, prêtant l'oreille à ce mentor auguste,
Dès lors, contre le mal et son empire injuste,
J'ai fait vibrer le luth qui chantait sous mes doigts ;
Je n'ai pas reculé devant ma noble tâche,
Et, volant à mon but sans crainte et sans relâche,
Dans l'air j'ai répandu ma voix.

« Honte à vous, dont l'orgueil est fécond en misères,
« Vous qui foulez aux pieds la tête de vos frères !
« D'un spectacle pareil le ciel est révolté !
« Plus d'amour fraternel, plus de cœur magnanime ;
« Partout la main des juifs, partout la main du crime
« Crucifiant l'humanité !

« Honte à vous qui versez sur les humbles paupières
« La nuit au lieu du jour, l'ombre au lieu des lumières ;
« A vous qui redoutez le pur éclat des cieux ;
« A vous qui, vous drapant de vos manteaux funèbres,
« Venez comme la nuit dérouler vos ténèbres
« Entre les astres et nos yeux !

« Et nous, hommes déchus, infortunés esclaves,
« Nous qui baisons les mains qui nous chargent d'entraves,
« Honte à nous ! — Dieu qui fit pour les oiseaux les airs,
« Le soleil radieux pour éclairer la foule,
« Et le vent pour qu'il vole et le flot pour qu'il roule,
« Nous fit-il pour porter des fers ? »

Oh ! que ne suis-je né dans cette Grèce antique
Où la vie était libre et la tombe héroïque !
Où la patrie, armant ses sacrés défenseurs,
Roulait sur les tyrans une invincible armée ;
Où de la liberté la main n'était armée
Que pour frapper les oppresseurs !

Où la brise des mers et le vent des collines
N'apportaient leurs parfums qu'à de nobles poitrines ;
Où, versant aux mortels de sublimes ardeurs,
L'astre de la lumière et l'astre de la gloire,
Pour éclairer ces lieux qu'habitait la victoire,
Mêlaient leurs rivales splendeurs.

Mais ces jours ne sont plus. L'Europe abâtardie
Dans un sommeil de plomb dort et meurt engourdie ;
Le despotisme aveugle a détrôné les lois ;
Et, des mers de Borée aux mers de Salamine,
Sur cette terre esclave et de gloire orpheline,
L'oeil peut voir pulluler les rois.

O toi, poète ami, dont l'humble et doux génie
Épanche à flots si purs sa rêveuse harmonie,
Fidèle aux jours mauvais ainsi qu'aux jours meilleurs,
Toi qui connais mon cœur et qui pesas ses peines,
Puisqu'en tous lieux, hélas ! l'homme porte des chaînes,
Viens donc vivre et mourir ailleurs !

Je sais dans l'Océan une île où la nature
Peut au moins dérouler une page encor pure.
Le soleil est son père, et ce roi des climats,
Illuminant d'amour la splendide créole,
De son front couronné d'une immense auréole
Écarta les sombres frimas.

C'est une île au ciel riche, à l'air tiède, où la femme
A des yeux de colombe et des baisers de flamme ;
Où le cœur s'abandonne aux penchants les plus doux,
Où la vague en mourant vient chanter sur les grèves,
Où la terre a des fleurs, où la vierge a des rêves
Dont l'ange au ciel même est jaloux.

Là, comme ailleurs, hélas ! règne la servitude.
Mais au sein des forêts cherchant la solitude,
Nous fuirons sur les monts un tableau douloureux ;
Et les nuages blancs qui montent du rivage,
Déploieront sous nos pieds pour cacher l'esclavage
Leur voile errant et vaporeux.

Nous verrons la cascade, à la bouche écumante,
Épancher dans les airs une eau blanche et fumante ;
Sous d'antiques palmiers nous irons nous asseoir ;
Ils verseront sur nous l'ombre de leurs feuillages,
Où les sylphes des bois et les oiseaux sauvages
Dorment bercés des vents du soir.

Sur les flancs du Salaze élevons nos chaumières.
La nature pour nous de sublimes mystères
Peuplera les rochers, les torrents et les bois ;
Et ce vaste piton que l'ouragan assiège,
Au ciel portant sa tête et ses siècles de neige,
Abritera nos humbles toits.

L'illusion, l'espoir, l'amour, la poésie,
Feront de notre cœur leur retraite choisie.
Dans les splendeurs du jour, dans le calme des nuits,
Avec le vent qui pleure, avec l'onde qui coule,
Avec l'oiseau plaintif qui gémit et roucoule,
A Dieu nous dirons nos ennuis.

Et loin du souffle impur des cités de la terre,
Nous faisant des vertus une culte solitaire,
D'espérance et d'amour nous rêverons encor ;
Et quand la mort viendra pour affranchir nos ailes,
Vers les cieux étoilés nos âmes fraternelles
Ensemble prendront leur essor.

Collection: 
1835

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