L’Histoire n’a jamais, les yeux rougis de pleurs,
Narré plus durs revers et plus longues douleurs,
Enfantés par la guerre et par la perfidie,
Que ceux qui tant de fois courbèrent les héros
Dont tu nous as si bien rappelé les sanglots,
Ô noble descendant de la noble Acadie !
L’Histoire n’a jamais sur des feuillets d’airain
Gravé de son austère et fidèle burin
Noms plus beaux de soldats, de marins et de prêtres,
Que les noms que chérit ton pays renaissant,
N’a jamais exalté fait plus éblouissant
Que la lutte des preux qui furent tes ancêtres.
Tes ancêtres ! ― Normands aussi croyants qu’altiers,
Ils s’étaient arrachés, un jour, à leurs foyers,
Ils avaient, en suivant l’astre de l’espérance,
Franchi l’immensité de mers encor sans nom,
Qui du seul ouragan connaissaient le sillon,
Pour tenter de fonder une nouvelle France.
Ils avaient découvert des bords délicieux,
Qui semblaient refléter le sourire des cieux,
De vrais édens créés exprès pour la légende,
Où les eaux et les champs leur versaient des trésors,
Où la mer, les berçant toujours de ses accords,
Leur rappelait les flots de la côte normande.
Ils avaient accompli de bien rudes travaux.
Contre la barbarie et contre des rivaux
Qui voulaient leur ravir le pays de leurs rêves
Ils avaient combattu durant plus de cent ans,
Éblouissant l’Anglais des rayons éclatants
Que la seule valeur met au tranchant des glaives.
Ils avaient le mépris sublime de la mort.
Tour à tour défendus et trahis par le sort,
Tour à tour dans la joie et la désespérance,
Ces lutteurs bien souvent changèrent de drapeaux ;
Mais toujours dans le fond de leurs cœurs de héros
Ils surent conserver l’étendard de la France.
Ils restèrent Français, en dépit des traités.
Quoique vaincus, ces preux, que nul n’avait domptés
Furent longtemps les rois des séduisants rivages
Dont s’étaient emparés d’avides conquérants.
Par leur langue et leur foi repoussant les tyrans,
Ils vivaient isolés, mais libres de servages.
Ils vivaient isolés et fuyaient les sommets.
Ayant perdu la France, envolée à jamais,
Ces nobles orphelins, dans leur douleur amère,
Tenaient leurs fronts courbés sur le sol florissant
Qu’elle avait fécondé du plus pur de son sang,
Dans la glèbe adoraient une nouvelle mère.
Ils l’aimaient d’un amour qui ne se lasse pas.
Mais cette mère aussi leur fut ravie, hélas !
Car les vainqueurs, craignant de les voir rester maîtres
Des bords que leur cédait Versailles oublieux,
Tentèrent de briser les infrangibles nœuds
Qui les liaient au sol où dormaient leurs ancêtres.
Ils voulurent chasser ce peuple nouveau-né
Du terroir qu’il avait le premier sillonné,
Et, pour réaliser sûrement un tel songe,
Pour consommer sans bruit pareille iniquité,
Devant laquelle Hérode eût peut-être hésité,
Ils firent concourir la fraude et le mensonge.
Et puis furtivement de noirs spoliateurs
Sous les toits endormis de ces anciens lutteurs
Se glissèrent, la nuit, à la faveur de l’ombre,
Et surent y ravir, dans un assaut subit,
Les vieux mousquets français dont ils avaient subi
Le feu si meurtrier dans des combats sans nombre.
Une fois désarmés, les pauvres paysans
Restaient à la merci d’implacables tyrans
Tourmentés du désir de les charger d’entraves,
Et bientôt, au mépris de traités solennels,
Sous les parvis sacrés, en face des autels,
On faisait prisonnier tout un peuple de braves.
On jeta tout un peuple au fond de noirs vaisseaux.
Dans ces cercueils géants balancés par les eaux
En hâte on entassa, sans honte et sans mystère,
Hommes, femmes, enfants et vieillards, ― séparant
De l’épouse aux abois l’époux morne et pleurant,
Le frère de la sœur, la fille de la mère.
On promena la torche à travers les hameaux,
On dévasta les blés, on sema tous les maux,
Et Néron dans sa tombe acclama la victoire
D’orgueilleux conquérants sur d’humbles laboureurs.
Au nom de la justice, on commit des horreurs
Qui devront à jamais faire rougir l’Histoire.
Jamais bannissement ne sera plus cruel,
Et les cris éperdus des enfants de Rachel,
Ecrasés sous le poids des colères divines,
Auraient seuls pu couvrir, à ce fatal moment,
La lamentation qui vers le firmament
Monta de Port-Royal et du Bassin-des-Mines.
Et quand les noirs pontons, encombrés de bannis,
S’éloignèrent, un soir, des rivages bénis
Qu’avaient voulu peupler les enfants de la France,
Les guérets désertés, les prés, les flots mouvants,
Les coteaux, les vallons, les arbres et les vents
Semblèrent entonner un requiem immense.
Le sort devait avec le même acharnement
Poursuivre les captifs sur le gouffre écumant :
L’horrible fièvre à fond de cale les décime,
Et la flotte sinistre aux grands flots palpitants
Laisse un sillage fait de cadavres flottants
Que les vents éplorés dispersent sur l’abîme.
La persécution, les traquant jour et nuit,
Jusque sous le soleil de l’étranger les suit,
Et cherche à leur ravir leur auguste croyance ;
Le fanatisme en fait en tous lieux des martyrs,
Et les sombres cachots entendent les soupirs
De proscrits accusés d’aimer toujours la France.
Ceux qui n’ont pas sur eux l’ombre de la prison,
Errent, mornes, les yeux rivés sur l’horizon,
Amaigris par la faim qui souvent les tourmente,
Veufs d’un dernier espoir pour toujours envolé,
Torturés par l’ennui poursuivant l’exilé,
A qui tout parle, hélas ! de la patrie absente.
L’univers tout entier a déploré l’exil
De ces preux que toujours fascina le péril,
Qui surent triompher des plus fières cohortes,
Qui, vaincus par le bras du sort capricieux,
Furent disséminés aux quatre vents des cieux,
Comme au souffle du nord l’essaim des feuilles mortes.
Leur long martyre à tous fit verser bien des pleurs ;
L’Histoire au pilori cloua leurs oppresseurs ;
De nobles étrangers sur la lyre divine
Chantèrent leurs vertus et dirent leurs tourments,
Et bien des cœurs meurtris et bien des cœurs aimants
Se souviendront toujours du nom d’Évangéline.
Onze ans dura l’exil de ces héros trahis,
Et des milliers sont morts sans revoir leur pays :
Aux lieux les plus lointains on retrouve leurs tombes.
Des groupes, échappés aux noirs pontons fiévreux,
Ont vécu, dans la nuit de grands bois ténébreux,
Comme les vieux Romains au fond des catacombes.
Onze ans dura l’exil des malheureux bannis.
Ainsi que des oiseaux qu’en renversant leurs nids
Emporte quelquefois l’aile de la rafale,
Ils ont longtemps erré sous des cieux inconnus,
Puis, ramenés par Dieu, sont, un jour, revenus
Au vieux terroir béni de la rive natale.
Ils sont revenus vivre au bord des flots amers,
Dont ils aiment toujours les sauvages concerts.
Comme jadis la foi dans leur âme est robuste.
Comme jadis ils ont le culte des tombeaux,
De l’honneur et du droit ils suivent les flambeaux,
Et sont les défenseurs de toute cause juste.
La grande paix du ciel tombe à présent sur eux ;
Ils se sentent aimés et bénis des aïeux,
Et dans les prés féconds, sous les bois, sur les fleuves,
Travaillent sans remords, sans orgueil, sans rancœur,
La résignation des humbles dans le cœur,
Bronzés par le soleil, grandis par les épreuves.
À leurs yeux éblouis rayonne Chanaan.
Plus de proscription ! plus de lâche tyran !
Sous l’astre radieux des jours nouveaux tout change ;
Partout l’amour succède aux noirs ressentiments ;
Partout où la terreur poussait ses hurlements
La Liberté bénie ouvre ses ailes d’ange.
Et comme une forêt, détruite par le feu,
De ses cendres renaît sous le soleil de Dieu,
Le peuple acadien revit sur des ruines,
L’arbre national, qui subit tous les maux,
Dresse vers le ciel bleu de vigoureux rameaux
Et plonge dans le sol de profondes racines.
Les fils des vieux proscrits au souffle du progrès,
Qui fait frémir les flots, les champs et les forêts,
Déroulent leurs drapeaux, narguant toutes contraintes,
Pleins de l’amour du Christ et du respect des morts…
Et la France charmée applaudit aux efforts
Qu’ils font pour conserver ses traditions saintes.
Et par-dessus les mers, qui connaissent sa voix,
Elle tend des lauriers, des palmes et des croix
A ces fiers héritiers de sa sève féconde,
A ceux qui, comme toi, noble et savant conteur,
Incarnant son esprit et son verbe enchanteur,
La font toujours chérir aux bords du nouveau monde.