À la mémoire de Robinet de la Serve

 
Il n’est plus ; et la foule - amère destinée ! -
Vers ce mort, un moment, ne s’est point retournée,
Et nul, les yeux voilés de larmes et de deuil,
N’a ployé les genoux sur ce noble cercueil,
Où de notre île, hélas ! descend dans l’indigence
Le plus grand par le cœur et par l’intelligence.

O pitié ! maintenant, dépensez donc vos jours
Au culte douloureux des plus hautes amours ;
Servez la vérité que tant d’ombre environne ;
Faites-vous du savoir une lente couronne ;
Portez dans votre cœur épris d’humanité
La passion du bien et de la liberté ;
Immolez aux soucis de la chose publique
Le tranquille bonheur du foyer domestique ;
Du juste dans vos mains allumez le flambeau ;
Conduisez l’homme au vrai par le chemin du beau,
Et, de l’iniquité sondant le noir abîme,
Soyez toujours du droit le protestant sublime,
Pour qu’à l’heure suprême où, fatigué lutteur,
Vous porterez votre œuvre aux pieds du Créateur,
La foule, être banal qui vous connut naguère,
Accueillant votre mort comme une mort vulgaire,
Sans souci du labeur par vos mains accompli,
Jette aux vers votre corps, votre nom à l’oubli.

O misère du cœur ! stupide indifférence !
Qu’un être bien repu d’argent et d’ignorance,
Qu’un parvenu gorgé d’absurde vanité,
Du vent de l’arrogance enflant sa nullité ;
Qu’un prêtre sans pudeur aux lèvres hypocrites,
Torturant de la loi les syllabes écrites ;
Qu’un avocat bavard aux vénales clameurs,
Qu’un magistrat perdu de rapine et de mœurs,
Qu’un conseiller bien nul, bien lourd, bien inutile,
Qu’un de ces renégats qui vendirent notre île,
Traîtres que le présent devrait couvrir d’affronts,
Qui respirent pourtant l’air que nous respirons !
Eh bien ! qu’un de ceux-là vienne à quitter la terre,
Sa bière aux clous dorés passe moins solitaire
Que le cercueil où dort, par la mort abattu,
L’homme de bien, de cœur, de lutte et de vertu.

Plèbe ingrate ! troupeau servile ! tourbe infime !
Qu’il fait bien, celui-là dont le bras fort t’opprime,
Qui t’attelle à son char et, debout sur tes reins,
Laboure tes flancs nus de ses pieds souverains !
Tu te souviens de lui ! tes mains et ton visage
Gardent empreint le sceau qu’y creusa son passage.
Oui ! pour ces cœurs altiers, ces farouches esprits
Qui trahissaient ta cause et t’avaient en mépris,
Tu couves dans ton sein de honteuses tendresses !
Vivants, ils t’enchaînaient ; morts, c’est toi qui leur dresses
Ces tentes du néant, ces voûtes, ces tombeaux,
Où le bronze s’effeuille en funèbres flambeaux,
Où se marie autour des urnes et des arbres
L’éclat vivant de l’or à la blancheur des marbres.
Indigne et lâche honneur ! hommage immérité
Que rend le peuple à ceux dont il fut insulté.

Et quoi ! vouer trente ans au culte d’une idée ;
Âme d’un seul vouloir sans relâche obsédée,
User ses jours, ses nuits à chercher ton bonheur
Par les ardus sentiers d’un périlleux labeur ;
Convertir tant d’esprits aveuglés par la haine
Au large espoir d’une ère infaillible et prochaine ;
Aux abus tout-puissants forger le frein des lois ;
Enfanter un Conseil pour défendre tes droits ;
Saper des préjugés l’orgueilleuse démence ;
Et d’un noble avenir tant de noble semence,
Et le présent sauvé des douleurs du passé,
Et tant d’ardent amour à tes pieds dépensé,
Tout cela s’oublierait !… Ingratitude noire !
Oh ! c’est être sans cœur que d’être sans mémoire !
D’un torpide égoïsme il te faut éveiller,
O mon île ! Et qui t’a fait le droit d’oublier ?
Et d’où peut te venir tant de froideur insigne
Pour ceux que Dieu lui-même a marqués de son signe ?
Où donc sont tes penseurs, tes sages, tes élus,
Pour que, lui mort, ton cœur ne se souvienne plus ?
Par qui le remplacer ? Par qui dans ta nuit sombre
Éclairer ces chemins où va peser tant d’ombre ?
Regarde à tes côtés et connais mieux tes fils :
Ce sont de vils traitants aux vulgaires profits,
Et rien de plus ! - Aussi, quand de tes flancs avares
Dieu permet qu’il surgisse un de ces êtres rares,
Front élu que l’Esprit de son aile a touché,
Cœur lucide et profond sur l’avenir penché,
Tu dois, de ses lauriers reconnaissante et fière,
Sentir battre en ton âme un noble orgueil de mère !
Et, lorsqu’il plaît à Dieu, voilant ton horizon,
D’éteindre tout à coup l’aîné de ta maison,
C’est à toi, c’est à toi, pauvre mère éplorée,
D’ombrager de cyprès sa dépouille honorée !
A toi de consacrer son entier dévoûment,
De bâtir à son nom un juste monument
Et, taillant dans le marbre et l’airain son image,
De payer à son ombre un légitime hommage !

Et tu ne l’as pas fait ! C’est une lâcheté,
Mère ! c’est plus encor, c’est une impiété !
Car d’une œuvre féconde, à sa voix commencée,
Cet oubli veut atteindre et frapper la pensée ;
Car ce n’est point, en lui, l’homme qu’on veut punir,
Mais l’apôtre fervent d’un plus juste avenir,
Mais les vœux, mais la foi, mais la persévérance
D’un mâle esprit armé d’une mâle espérance,
Qui du bien, devant tous, arborant le drapeau,
Fidèle, a combattu le Mal jusqu’au tombeau !

Mais ferme-toi, bouche à la voix sévère,
Apaise-toi, barde au cœur indigné.
Près du cercueil que ta muse révère,
Calme et debout, montre-toi résigné.
Contre l’oubli son nom doit le défendre :
Plus que le fort le juste est éternel !
D’un vers ardent ne troublons point sa cendre :
La lyre ici ne doit rien faire entendre,
Rien qu’un chant calme et triste et grave et solennel.

Il bénissait ; - tu ne dois point maudire.
Il rapprochait ; - tu dois concilier.
A l’injustice il est beau de sourire !
Sur une tombe il est beau d’oublier !
Hélas ! celui qui vers les pics sublimes,
Aigle superbe, a lancé son essor,
Ne doit s’attendre à trouver sur leurs cimes
Que brume, glace, éclairs, gouffres, abîmes,
La haine ici, - partout les orages du sort !

Pour nous, enfants qu’allaita sa parole,
Fronts qu’ont mûris ses viriles chaleurs,
Couvrons son nom d’une sainte auréole,
Que son tombeau verdisse sous nos pleurs !…
Oh ! nous n’avons ni marbres ni murailles
Pour l’humble tertre où tu dors désormais ;
Mais nos sanglots ont dit tes funérailles,
Mais notre amour, notre âme, nos entrailles,
Sont le vivant sépulcre où tu vis à jamais !

 

Oh ! c’est peu sur son nom que de verser des larmes !
C’est à vous de parler, amis, puisqu’il s’est tu,
           A vous de relever ses armes,
Pour combattre après lui comme il a combattu !

Disciples fraternels, continuons son œuvre.
De sa foi déployant le signe radieux,
           Du passé frappons la couleuvre
Et posons sur sa tête un pied victorieux.

Nous sommes les enfants, l’attente d’un autre âge,
De l’opprimé sur nous que les pleurs soient puissants !
           Vengeons un séculaire outrage !
Du crime des aïeux nous sommes innocents !

Il n’est plus, mais sa lèvre aux paroles de flamme
A fécondé nos cœurs de germes qui croîtront ;
           Ils boiront le sang de notre âme,
Et ce qu’il a tenté, nos mains l’achèveront.

L’homme s’éteint, l’idée existe pour le monde ;
L’humanité survit, l’homme seul est mortel :
           La mort vainement nous émonde,
Les feuilles sont d’un jour, mais l’arbre est éternel.

Combattez donc, amis, sans relâche et sans trêve !
De toute énigme obscure un jour l’homme a le mot.
           Non ! sa foi n’était point un rêve,
Et ce qu’il a prédit, nous le verrons bientôt.

Pressons de tous nos vœux l’aube qui doit éclore,
Hâtons l’avènement d’un monde à tous meilleur,
           Et vers l’horizon, vague encore,
Levons incessamment nos yeux et notre cœur.

A ses jeunes clartés l’avenir vous appelle ;
Détournez vos regards d’un présent déjà vieux,
           Et, semblables à l’hirondelle,
Pour trouver la lumière allez sous d’autres cieux.

La lutte vous attend ; dans la mêlée austère,
Vos mains se couvriront de sanglantes sueurs.
           Hélas ! pour féconder la terre
Les cieux ont leur soleil, l’homme n’a que ses pleurs.

Mais la lutte grandit, mais la lutte a ses charmes !
La pensée est un fruit que l’éclair doit mûrir.
           Nous n’enfantons que dans les larmes :
Du présent en travail jaillira l’avenir.

Eh ! qu’importent la haine et sa clameur jalouse,
D’un passé qui s’éteint les sarcasmes moqueurs !
           Le malheur que la gloire épouse
Est un malheur, amis, fait pour de nobles cœurs.

Si votre pied fléchit, si votre foi succombe,
Pour raffermir vos pas ébranlés un moment,
           Allez demander à sa tombe
De quel sang a pour nous saigné son dévoûment.

Alors, d’un pied plus sûr marchant à vos conquêtes,
Vous vous relèverez beaux d’audace et d’espoir,
           Et s’il vous faut jouer vos têtes,
Vous les saurez porter sur l’autel du devoir.

Marchez donc et luttez ! Du vieux monde qui croule
Brisant les dieux, brisant la vieille iniquité,
           Bâtissez un temple où la foule
Puisse abriter enfin sa féconde unité !

De la stérile nuit de nos haines premières
Que pour l’homme nouveau surgisse un nouveau jour !
           Émancipez par les lumières,
Semez dans les esprits la moisson de l’amour !

Oh ! de l’amour surtout alimentez les flammes !
Rappelez cet amour que le méchant proscrit !
           Enseignez sans cesse à nos âmes
Cette fraternité qu’enseignait Jésus-Christ !

Éteignez dans les cœurs les feux de la vengeance !
L’esprit affranchit mieux que le glaive irrité.
           L’étoile de l’intelligence
Sur nos mœurs doit éclore avant la liberté.

Dites à ceux pour qui le destin fut sévère,
A ceux pour qui le sort n’a jamais eu d’affronts,
           Que les eaux saintes du Calvaire
Ont indistinctement coulé pour tous les fronts ;

Que, maudit dans les cieux et maudit en ce monde,
Pauvre de tout le sang dont il est inondé,
           L’esclavage est un sol immonde
Que les regards de Dieu n’ont jamais fécondé.

Et vous aurez rempli votre tache, et le Sage
Qui, mort et dans les cieux, vit encor parmi nous,
           Applaudissant à votre ouvrage,
Vous dira : « Gloire, enfants ! amour et gloire à vous ! »

Collection: 
1835

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